20e ANNIVERSAIRE

Dix branches de l'Olivier

Dix branches de l'Olivier

Pour les vingt ans des éditions de l'Olivier, Livres Hebdo a sélectionné, parmi les 650 titres du catalogue, dix livres qui ont marqué l'histoire de la maison. Qui mieux que l'éditeur pouvait brosser leur portrait, rejouer leur résonance dans l'oeuvre de leur auteur et dans l'époque ? Olivier Cohen, fondateur de la maison, s'est prêté au jeu.

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Par Alexandre Fillon
Créé le 12.02.2016 à 19h00 ,
Mis à jour le 15.02.2016 à 15h48

Depuis ses débuts en 1991, à l'heure du début de la première guerre du Golfe, L'Olivier a su créer, affiner et tenir une ligne éditoriale et esthétique cohérente. Ligne qui a d'emblée été défendue par les libraires, la critique, appréciée par les lecteurs et régulièrement couronnée par des prix littéraires. Il est vrai qu'Olivier Cohen a eu à coeur de proposer un domaine étranger pas uniquement cantonné à la littérature anglo-saxonne, même si celle-ci s'est toujours taillée la part belle ; de découvrir et redécouvrir. L'éditeur qui avait fait ses armes au Sagittaire, chez Mazarine et chez Payot a pris soin de développer une politique d'auteurs. D'ouvrir les portes de son domaine français à la littérature francophone. De publier des essais et des documents cherchant à interroger l'histoire immédiate.

HUIT PERSONNES

Avec 650 titres au catalogue, la maison diffusée et distribuée par Volumen emploie huit personnes à plein-temps, Olivier Cohen inclus. Lequel est entouré d'une assistante, Emilie Lassus ; de Laurence Renouf, la responsable éditoriale ; d'Alix Penent d'Izam, éditrice pour le domaine français ; de Nathalie Zberro, qui suit les traductions anglo-saxonnes ; de Virginie Petracco, la responsable de la communication, assistée de Jeanne Briffod, qui est chargée de la presse de province ; de Pierre Hild, responsable commercial.

A la rentrée, la voilure a été un peu réduite, Olivier Cohen ne souhaitant judicieusement pas publier plus de livres qu'il ne pourrait en défendre. Proposant actuellement 35 titres par an, L'Olivier compte maintenir ce cap et ne pas dépasser dans l'avenir les 40 titres. Prochaine étape : la publication de Freedom de Jonathan Franzen, le 18 août.

Richard Ford, Une saison ardente

Nous sommes à Missoula (Montana). Du toit de sa maison, dans la forêt, Richard Ford observe les incendies qui embrasent les crêtes et se demande ce qui se passerait si le vent venait à tourner. Cette rêverie est à l'origine d'Une saison ardente. Depuis longtemps, Ford voulait montrer que le "great american novel" était en réalité le roman court, comme Gatsby (Fitzgerald), La sagesse dans le sang (Flannery O'Connor), mais aussi L'étranger de Camus ou Premier amour de Tourgueniev. (Ce qui tendrait à prouver que le roman américain est fondamentalement français... ou russe.) Une saison ardente est un roman parfait. Sa concision tranche avec le monumental Indépendance qui, cinq ans plus tard vaudra à son auteur le prix Pulitzer.

Ami intime de Carver (qui me le présenta en 1985), Richard Ford a publié à L'Olivier la totalité de son oeuvre. C'est à lui que revint le privilège d'ouvrir le bal : en février 1991, Une saison ardente sortit de l'imprimerie, tandis que les missiles Tomahawk s'abattaient sur Bagdad. Nous venions de publier notre premier livre.

Jay McInerney, Trente ans et des poussières

Jay McInerney fut pendant longtemps le modèle de l'écrivain élégant et désinvolte, mi-Fitzgerald, mi-Truman Capote, cultivant une incurable mélancolie tout en épinglant les travers des riches et des célèbres. Devenu lui-même riche et célèbre, il n'a rien perdu de ses bonnes manières (contrairement à son frère ennemi, Bret Easton Ellis). Dès la parution de Trente ans et des poussières, des milliers de trentenaires, et un nombre appréciable de leurs aînés, se reconnurent dans ces jeunes gens désenchantés, sorte de génération perdue hésitant entre le désir de changer le monde et celui de l'acheter. Le succès fut considérable, "Jay" était lancé. Depuis, nous avons rassemblé tous ses livres à l'Olivier - je pense en particulier au merveilleux Bright Lights, Big City, dont j'avais jadis acquis les droits sur épreuves pour une bouchée de pain, sans savoir qu'il serait un jour n° 1 du box-office, ni qu'il empruntait son titre à un blues du grand Robert Johnson. Les ventes de son dernier roman, La belle vie - qui constitue la suite de Trente ans et des poussières -, ont dépassé celles du tome 1. Jay Mc Inerney travaille actuellement sur un troisième volume...

Geneviève Brisac, Week-end de chasse à la mère

Avec deux romans très singuliers (Les filles et Madame Placard), Geneviève Brisac figurait parmi les débutantes les plus brillantes de la NRF lorsqu'elle publia à L'Olivier un texte hautement personnel (Petite). Elle écrivit ensuite Week-end de chasse à la mère qui obtint le prix Femina. Dans ce livre, une femme se bat pour garder son fils qu'un complot familial cherche à lui enlever - pour le bien de tous, évidemment. Les répliques claquent comme des coups de revolver, prélude à la reddition d'une héroïne dépassée par la puissance de feu de ses adversaires.

Une "politique des émotions" qui la rapproche d'Annie Ernaux, Marguerite Duras ou Grace Paley. Toujours elle prendra le parti des enfants contre celui des grandes personnes. Fille de mai 68, elle ne respire librement que lorsque son esprit rebelle la pousse à ajouter un peu de désordre à un monde jugé trop injuste. Ainsi, son livre le plus émouvant (Une année avec mon père) est-il le plus violent. Le plus inattendu aussi, puisqu'on y voit des Juifs et des Bretons unir leurs prières lors d'une cérémonie orthodoxe. Let it be !

Agnès Desarthe, Cinq photos de ma femme

Dès son premier roman, Quelques minutes de bonheur absolu, Agnès Desarthe est invitée par Pivot à la première de "Bouillon de culture", face à Jean-Luc Godard. Trois ans plus tard, elle est la lauréate du prix du Livre Inter avec Un secret sans importance. Disons qu'elle ne passe pas inaperçue. En 1998, elle publie Cinq photos de ma femme. Un certain Max y poursuit une impossible quête, à la recherche du peintre qui sera capable de restituer la petite lumière qui brillait dans le regard de Telma, sa femme adorée - et disparue. On pense à Singer. A Cynthia Ozick, dont elle traduira plusieurs livres. Cependant, son originalité semble totale dans un monde littéraire français déjà rongé par les poisons de l'autofiction. Les Anglais, puis les Américains l'adoptent : Mangez-moi est publié chez Penguin. Dans l'univers d'Agnès Desarthe, le merveilleux s'impose avec une évidence qui n'appartient généralement qu'au réel. Tout mystère est lié à une disparition.

Michael Ondaatje, Le fantôme d'Anil

Michael Ondaatje est un poète sri-lankais que tout le monde prend pour un romancier canadien. Il y a deux raisons à cela : le succès international du Patient anglais, qui se compte en millions d'exemplaires. Et Le fantôme d'Anil (prix Médicis étranger), livre étrange et inquiétant dont l'héroïne est une médecin légiste, ce chaman des temps modernes qui sait faire parler les os des morts. On me permettra de leur préférer Un air de famille. Sous prétexte d'évoquer la mémoire familiale, c'est à un feu d'artifice romanesque que se livre Ondaatje, avec fusées éclairantes, feux de Bengale et bouquet final. Avec, au passage, un bel hommage à Rudyard Kipling et à ses Histoires comme ça. Disciple de John Berger, le génial auteur de G, à qui il fait toujours lire ses manuscrits avant même de les montrer à son éditeur, Ondaatje possède un sens plastique très rare chez les écrivains anglo-saxons, toujours préoccupés de narration et de vraisemblance. On verra dans son prochain livre, La table des autres, que ce talent est demeuré intact.

Jonathan Franzen, Les corrections

Paru aux Etats-Unis quelques jours après les attentats du 11-Septembre, ce roman très littéraire y connut un succès (2 millions d'exemplaires) d'une ampleur réservée d'ordinaire à des livres moins ambitieux. A travers le portrait de la famille Lambert, Franzen fixait à jamais l'image d'une nation maniaco-dépressive, dansant au bord du gouffre à la veille du krach de Wall Street. Cette rencontre entre une sensibilité intimiste et un sens aigu du mouvement de l'Histoire enthousiasma le public français, qui lui fit un triomphe. En pleine rentrée littéraire, Les corrections firent l'effet d'un coup de tonnerre. Admirateur d'Alice Munro et de Paula Fox, mais aussi de Tolstoï, Franzen a d'abord connu une période expérimentale, sous la double influence de son ami David Foster Wallace et de son mentor, Don DeLillo. Son style nerveux et son goût pour la satire font de lui un écrivain unique dans le paysage littéraire américain. On retrouve ces traits dans Freedom, son dernier roman : poussant plus loin la méthode des Corrections, Franzen procède à l'anatomie d'un mariage tout en nous invitant à une méditation sur l'Amérique et ses "guerres napoléoniennes", en Irak et en Afghanistan.

Jean-Paul Dubois, Une vie française

Placé sous la double invocation de John Updike et de Günther Anders, Une vie française marque un tournant pour son auteur - et son éditeur. Cet écrivain doué d'un grand charme, adoré par les jeunes romanciers français, était à la tête d'un fan-club de 20 000 lecteurs lorsque le prix Femina le propulsa vers les sommets du box-office (500 000 exemplaires vendus, toutes éditions confondues). Autobiographe imaginaire d'un enfant du baby-boom, Une vie française était porté par une énergie romanesque assez puissante pour séduire à la fois les lecteurs les plus exigeants et un vaste public, curieux de redécouvrir l'histoire de la Ve République à travers cet antihéros inventé par Jean-Paul Dubois. Celui-ci put désormais lâcher la bride à ses deux tendances principales : une forte propension à la mélancolie, et un sens du grotesque digne des frères Coen. Son nouveau statut n'a rien changé à ses "fondamentaux" : sept ans plus tard, l'auteur d'Une vie française n'a perdu ni sa simplicité ni son sens de l'humour.

Olivier Adam, A l'abri de rien

Avec son physique de Viking au visage fouetté par les embruns (il vit à Saint-Malo), on a du mal à imaginer Olivier Adam en jeune homme triste. C'est pourtant ainsi qu'il se présenta, le jour - était-ce en 1999 ? - où je fis l'erreur de refuser son premier manuscrit. En quelques livres, Olivier Adam s'est imposé. A l'abri de rien a même frôlé le Goncourt. Il faut dire que ce roman vibrant de colère avait de quoi frapper les esprits, avec ses immigrés clandestins chassés par la police comme du gibier, et cette jeune femme prête à tout pour leur venir en aide, au risque de se perdre. Olivier Adam est un écrivain de l'excès : trop littéraire, trop sensible, trop radical pour se plier aux normes du bien-écrire. Il me fait parfois penser à certains écrivains des années 1930 - Marc Bernard, Georges Navel, Raymond Guérin, Henri Calet - dont il partage le peu de goût pour les mondanités et la connaissance précoce de la douleur. Il n'a pas son pareil pour suggérer une atmosphère, un climat, comme si ses personnages devenaient poreux aux éléments naturels - la pluie, le vent, les rochers -, de telle sorte que leurs sentiments venaient à leur tour s'y refléter, s'y cristalliser. Exposé à tout : voilà le vrai visage d'Olivier Adam.

Véronique Ovaldé, Et mon coeur transparent

"La femme de Lancelot est morte cette nuit." Ainsi commence ce roman surprenant dans lequel Véronique Ovaldé conjugue le verbe écrire à tous les temps de l'insolence. Un héros nonchalant, une fille très sexy, un inspecteur de police et quelques ours (sans oublier une cellule terroriste) hantent ce vrai-faux polar digne du regretté Richard Brautigan. C'est l'occasion rêvée, pour Véronique Ovaldé, de régler son compte - à sa manière - au genre romanesque, en le poussant constamment à ses limites. Après des débuts prometteurs, Véronique Ovaldé s'installe donc à L'Olivier avec ce livre qui lui vaudra le prix France-Culture-Télérama, et une visibilité accrue en France comme à l'étranger. En attendant Ce que je sais de Vera Candida, qui, en plus d'une avalanche de prix (Renaudot des Lycéens, prix des Lectrices de Elle, etc.), sera l'un des grands succès de librairie de l'année. A quoi faut-il attribuer tout cela, sinon à la délicieuse - et malicieuse - fantaisie d'une auteure qui ne s'est jamais résignée à vivre dans ce que nous appelons la réalité ? Oui, un autre monde est possible : le sien.

Raymond Carver, Débutants

Fallait-il publier ce manuscrit original, version uncut - et donc inédite - de ce qui deviendrait Parlez-moi d'amour, après que son éditeur en eut coupé plus de la moitié ? Si j'en juge par l'accueil passionné qu'il a reçu en France, la réponse est oui, mille fois oui. D'autant que ce geste éditorial inaugurait la parution des oeuvres complètes du "Tchekhov américain". C'était le moment ou jamais de rappeler à des lecteurs parfois amnésiques la place qui revient à Carver, aux côtés d'Hemingway, Babel ou Salinger. Pour cela, il importait que le texte fût traduit et édité de manière impeccable, et sa publicité fermement assurée. Nous nous y sommes employés, sans ménager nos efforts. L'avenir dira si nous avons réussi. C'est en commentant en public l'une des nouvelles de ce recueil que je me suis rappelé en quoi consiste, à mes yeux, l'essence de son art : l'introduction du mystère dans les comédies et les drames, petits et grands, qui marquent nos existences. Flannery O'Connor avait inventé pour cela une formule magnifique : "le mystère et les moeurs". Ces mots pourraient être son épitaphe, gravés sur la pierre qui se dresse dans le petit cimetière de Port Angeles où il repose, bercé par le grondement du Pacifique nord.

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