Edition technique

Dossier Edition technique : à l’assaut des marchés annexes

Olivier Dion

Dossier Edition technique : à l’assaut des marchés annexes

Après avoir retravaillé la forme de leurs livres, les éditeurs techniques, toujours en butte à une baisse de leurs ventes, se lancent sur des marchés complémentaires en élargissant leurs compétences, soit en direction du grand public, soit en explorant de nouvelles thématiques.

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Par Cécile Charonnat
Créé le 15.05.2015 à 02h03 ,
Mis à jour le 15.05.2015 à 11h18

Dans un ciel encore chargé, une petite éclaircie s’est dessinée en 2014 pour les ventes de livres techniques et scientifiques. Même si le marché n’a toujours pas retrouvé le chemin de la croissance, avec un premier et un dernier trimestre très moroses, la tonalité générale apparaît pourtant optimiste. "Nous marquons une pause dans la décroissance, indique Emmanuel Leclerc, directeur éditorial de Lavoisier. A périmètre constant, notre chiffre d’affaires s’est stabilisé, et lemouvement se confirme au premier trimestre 2015. C’est comme si nous avions touché le fond et que nous entamions la remontée, même si celle-ci reste très fragile. "

"A périmètre constant, notre chiffre d’affaires s’est stabilisé, et le mouvement se confirme au premier trimestre 2015. C’est comme si nous avions touché le fond et que nous entamions la remontée, même si celle-ci reste très fragile."Emmanuel Leclerc, Lavoisier- Photo OLIVIER DION

Si la majorité des acteurs du secteur s’inscrit dans cette tendance, avec des chiffres d’affaires globalement étales, la situation se révèle plus contrastée pour certains éditeurs. Pour la première fois depuis sa création, Educagri a enregistré une baisse de 9 % de son activité, les ouvrages de référence subissant la chute la plus lourde. Très lié à l’activité pétrolière et au prix de l’or noir, qui s’est écroulé en 2014, Technip a vu ses ventes fondre de 10 à 12 %, une perte cependant compensée par la baisse de l’euro qui s’est opérée au milieu de l’année. "Nos ouvrages de terrain destinés aux professionnels en activité ont été particulièrement affectés", note Paul-François Trioux, directeur éditorial de la maison spécialisée dans les énergies. Bénéfique pour Technip, l’effet de change a, a contrario, largement desservi les Presses polytechniques et universitaires romandes (PPUR), basées à Lausanne, qui se sont retrouvées coincées par un "effet ciseaux". "La décision de laisser flotter le franc suisse, prise en janvier 2014, a fait flamber la monnaie et a rendu nos ouvrages encore plus chers alors que la pression sur le prix des livres s’est accentuée", pointe Olivier Babel, directeur des PPUR.

"Nos ouvrages de terrain destinés aux professionnels en activité ont été particulièrement affectés."Paul-François Trioux, Technip- Photo OLIVIER DION

Ouverture au grand public

Pour compenser, Olivier Babel tente désormais de rendre systématiquement compatibles, voire de lier, ses ouvrages de référence avec des moocs. "Ces cours en ligne représentent un réel vecteur de ventes", observe le directeur. Parallèlement, le directeur des PPUR a choisi de diversifier sa production et de l’élargir vers un public moins savant, "plus proche de celui qui fréquente les librairies généralistes". Un axe qu’il accentue en 2015, le champ de la vulgarisation scientifique étant encore peu exploité par les PPUR. En mai paraît Le minimum théorique, un petit livre fondé sur les cours du professeur américain Leonard Susskind qui explique les théories physiques fondamentales, et, d’ici à l’été, une nouvelle collection verra le jour. Lancée simultanément en anglais et en français, sur papier et en numérique, appropriée dans sa forme comme dans son contenu au marché des librairies, "Big now" sera dédiée aux "humanités numériques". Ses deux premiers titres aborderont Wikipédia et le phénomène des mèmes et des gifs.

Déjà amorcée en 2014 par quelques-uns, la stratégie de développement de marchés annexes visant à augmenter les audiences et les ventes des maisons techniques irrigue cette année l’ensemble des programmes éditoriaux. Tout comme son confrère suisse, France Citrini, directrice d’EDP Sciences, creuse le sillon de la vulgarisation et compte faire grimper de 5 à 20 % la part de chiffre d’affaires réalisée grâce à ce type de livres. "Peu chers, thématiques, largement illustrés et accessibles au plus grand nombre, ils génèrent des mises en place relativement honorables et des ventes dans le même esprit", plaide France Citrini. A la collection "Apercu", créée initialement chez l’anglais Icon Books et arrivée en octobre dernier dans la maison, s’ajoutera cette année "Terre à portée de main", dirigée par le géologue Patrick de Wever. Chacune devrait être nourrie de 4 à 6 titres par an dont, pour "Aperçu", La relativité, paru le 10 avril, La logique (juin) et, à la rentrée, L’intelligence artificielle, La génétique et Les mathématiques.

Plus que sur la vulgarisation scientifique pure, le choix de Jean Arbeille, directeur de Quae, se porte davantage sur des projets à dimension sociétale, qui "s’adresseront aussi au citoyen qui n’a aucun bagage scientifique" et aborderont des thématiques porteuses comme l’environnement, les risques naturels, et les problématiques alimentaires et de santé. "Les traités et autres bibles à vocation scientifique ne représentent plus un secteur de croissance. Et même en publiant plus, nous ne pourrons guère dégager des marges supplémentaires", estime Jean Arbeille. Si des titres comme Faut-il sentir bon pour séduire ? ou Avec ou sans sucre ?, publiés en février dans la collection "Clés pour comprendre", esquissent en 2015 cette orientation, celle-ci se traduira concrètement en 2016 par un repositionnement de l’offre autour de deux grands pôles : un recentrage de l’offre ADN de la maison, à savoir les ouvrages de référence destinés au public professionnel, et la montée en puissance de l’axe grand public, chargé de générer d’ici deux à trois ans 40 % du chiffre d’affaires contre 30 % aujourd’hui.

"L’idée reste d’ouvrir le débat, de dédramatiser les sujets liés au monde agricole et d’y apporter de la modération avec un discours sans parti pris et appuyé sur la légitimité scientifique de la maison."Marie-Laure Dechâtre, Groupe France agricole- Photo OLIVIER DION

Opérant en partie dans le même champ d’activité, Françoise Batit-Crocy, à la tête d’Educagri, et Marie-Laure Dechâtre, qui pilote le pôle édition du Groupe France agricole (GFA), adoptent la même orientation. Chez GFA, la directrice, qui cherche à rééquilibrer les ventes du premier semestre, défaillantes par rapport au second, a gonflé sa production en début d’année avec des livres "qui conservent leur traitement scientifique tout en s’adressant à un public élargi mais averti". A visée pratique, Un poulailler chez soi et Maisons de campagne & fermes fleuries sont arrivés en librairie en février alors que Retour des pénuries alimentaires ? (décembre) et Retour sur Terre (mars) abordent des questions de société. "L’idée reste d’ouvrir le débat, de dédramatiser les sujets liés au monde agricole et d’y apporter de la modération avec un discours sans parti pris et appuyé sur la légitimité scientifique de la maison", signale Marie-Laure Dechâtre. Un troisième test sera effectué en août avec Ethique des relations homme-animal.

A la recherche de nouveaux secteurs

Toujours dans un souci de développement des marchés complémentaires, Lavoisier privilégie non pas l’élargissement de son public cible, mais l’extension de ses domaines de compétences. En rachetant, en septembre 2014, l’activité de Springer France, la maison pénètre en effet de nouveaux secteurs. "Nous sommes désormais présents sur l’énergie, les mathématiques, les statistiques et les probabilités, et renforçons notre poids sur l’environnement, l’écologie et l’informatique", signale Emmanuel Leclerc, directeur éditorial de Lavoisier. Répartis en fonction des thématiques entre les deux marques Tec & doc et Hermès, les livres issus de Springer France sont progressivement remodelés pour coller à l’identité de Lavoisier. Dans le même mouvement, Emmanuel Leclerc dépoussière certaines collections maison, notamment en agriculture, en modifiant les maquettes pour les rendre "aérées, plus lisibles avec deux colonnes, des encarts et des iconographies en couleurs, en un mot, plus attractives", raconte l’éditeur.

Pour d’autres, les marchés annexes sont à chercher davantage aux frontières du technique. Le succès, inattendu, d’Eyrolles avec Réparez vous-même vos appareils électroniques, sur les étagères en septembre 2014, confirme par exemple l’engouement autour des laboratoires de fabrication mutualisé (fab lab), qui mêlent informatique et électronique. "Malgré sa technicité, ce livre a trouvé sa place chez les "makers", ces touche-à-tout qui gravitent autour des fab lab", analyse Eric Sulpice, directeur éditorial d’Eyrolles. Se sentant légitime sur le sujet, grâce notamment à l’historique collection d’électronique "ETSF", François Bachelot, directeur de l’éditions de Dunod, en a aussi fait l’un de ses principaux leviers de croissance en 2015. Une dizaine de titres ont été programmés sur l’année, qui seront accueillis, à partir de juillet, dans une nouvelle collection "Tous makers", chargée de repositionner l’ensemble de l’offre électronique sous cette bannière plus actuelle. Reprenant les couleurs bleu et blanc liées au mouvement international de la Maker Faire (salons itinérants initiés par le magazine américain Make), elle débutera en juillet avec trois titres sur Arduino, circuit imprimé en matériel libre, dont deux nouvelles éditions : Démarrez avec Arduino de Massimo Banzi, soit, pour François Bachelot, "la bible par Dieu", et La boîte à outils Arduino. La nouveauté, Arduino pour la domotique, à destination des "makers", un autre sujet à la mode, suscite aussi de grands espoirs. "La domotique revient en force, grâce notamment aux opérateurs de téléphonie qui, en proposant de nouvelles solutions intégrées à leur "box", laissent espérer un élargissement du marché", confirme Eric Sulpice. L’éditeur s’emparera du sujet en septembre avec La maison connectée.

Rééditions de best-sellers

Egalement à la manœuvre dans le bâtiment et la construction, "qui assurent des ventes d’une régularité exemplaires", certifie le directeur éditorial d’Eyrolles, Eric Sulpice y suit la même stratégie en axant sa production autour du progiciel BIM. Pour compléter l’ouvrage général paru l’année dernière, il a programmé en 2015 une série de livres déclinant la technique selon les différents métiers de la filière, un terrain que la maison est encore la seule à défricher. En butte à une année difficile économiquement en raison notamment d’une production éditoriale incomplète en 2014, Le Moniteur a toutefois quelques projets sur le sujet, mais qui ne devraient pas émerger avant la fin de l’année. Pour assurer son chiffre d’affaires en 2015, la maison a privilégié la réédition de best-sellers, telles les deux meilleures ventes de sa collection "Méthodes", 170 séquences pour mener une opération de construction, paru en février, et Conduire son chantier en 70 fiches pratiques, publié en mars. Parallèlement, la collection "Mémento illustré", qui a séduit les professionnels grâce à leur conception opérationnelle et à leurs illustrations fournies, monte en puissance avec un rythme de production élevé : quatre titres paraissent au premier semestre, dont la réédition de deux excellentes ventes : Accessibilité des bâtiments aux personnes handicapées (avril) et Calcul des surfaces réglementaires (juin). Pour Le Moniteur, la reprise de projets s’effectuera davantage à l’horizon 2016 et devrait coïncider avec la reprise du secteur du bâtiment.

Sciences et techniques en chiffres

Nouvel horizon pour l’informatique

 

De moins en moins nombreux sur un marché qui ne cesse de se contracter, les éditeurs visent de nouveaux publics, dont les programmeurs en herbe, et espèrent que l’arrivée de la 10e version de Windows inversera la tendance.

 

"La version 10 de Windows sera offerte, sous forme de mise à jour, aux utilisateurs des versions 7 et 8, qui représentent 70 % du parc informatique, les ventes devraient être prometteuses."Jean-Pierre Cano, First- Photo OLIVIER DION

Comme les années précédentes, 2014 n’aura pas vraiment souri aux éditeurs en informatique. L’absence de nouveautés sur le front des logiciels et des langages de programmation, conjuguée au raccourcissement chronique des linéaires en librairie, a conduit à un nouveau resserrement des ventes, parfois brutal pour certaines maisons. A tel point que certains ont choisi de jeter l’éponge. Dès le début de 2014, Pearson, l’un des acteurs majeurs du secteur, a stoppé sa production sur la branche informatique. Autre maison de poids, Micro Application, engluée dans une passation de pouvoir complexe au sein de sa maison mère, MA éditions, a cessé son activité en juillet. Reprise en février 2015 par Eska, dirigé par Serge Kebabtchieff, la structure commence, ce printemps, à reprendre doucement ses publications et prévoit une dizaine de titres en 2015.

"Avec de bons thèmes, l’informatique peut encore fonctionner."François Bachelot, Dunod- Photo OLIVIER DION

En attendant Windows 10

Réduits au nombre de cinq, les éditeurs abordent toutefois 2015 sous de meilleurs auspices. Eric Sulpice, directeur éditorial d’Eyrolles, se réjouit notamment de voir que sa cause "commence à être entendue en librairie". Surtout, l’éditeur a bénéficié de sa position de pionnier sur un marché émergent, la programmation pour enfants, en ouvrant, dès mars, une nouvelle série. Scratch pour les kids, accessible dès 8 ans, a été très bien accueilli et sera suivi en juin d’un cahier d’activités. En revanche, Python pour les kids, destiné aux collégiens, est resté plus discret. Tout comme Eyrolles, First s’apprête à mettre sur le marché, d’ici à l’été, un manuel sur Scratch. Destiné à la fois aux parents et aux enfants, il sortira sous la bannière "Pour les nuls" mais avec une maquette un peu différente, "les enfants n’ayant pas le second degré nécessaire pour comprendre l’intitulé de la collection", souligne Jean-Pierre Cano, directeur éditorial informatique et vie numérique de First. En fonction des ventes, 5 à 10 titres devraient suivre.

Mais pour la filiale d’Editis, la manne viendra surtout de Windows et de sa 10e version, lancée à l’automne. Le système d’exploitation et son environnement, la suite bureautique Office notamment, génère en effet 40 % du chiffre d’affaires de First. "Et comme cette version sera offerte, sous forme de mise à jour, aux utilisateurs des versions 7 et 8, qui représentent 70 % du parc informatique, les ventes devraient être prometteuses ", anticipe Jean-Pierre Cano. Entre 30 et 35 livres, répartis entre les différentes collections, ont donc été programmés d’ici à la fin de l’année. Plus en retrait, Eyrolles publiera quelques livres dans sa série grand public "Hightech" et ENI adressera sa quinzaine d’ouvrages avant tout aux informaticiens chargés de déployer Windows en entreprise.

 

Un Netflix du livre

Résolument positionnée sur l’informatique technique, la maison nantaise délaisse des formules plus pédagogiques telle "vBook", pourtant lancée l’année dernière, mais qui n’a pas rencontré son public, pour explorer "sur l’ensemble des sujets informatiques, les aspects qui intéressent les informaticiens", précise Antoine Gilles, responsable du commerce en ligne chez ENI. Mais, pour ENI, le relais de croissance réside principalement dans une offre d’abonnement "à la Netflix" lancée en décembre, et qui propose, pour 49 euros par mois, un accès illimité à tous les contenus produits par la maison, livres numériques, vidéos et cours enregistrés. "Ce nouveau mode de commercialisation a pour objectif de fidéliser notre clientèle, en lui faisant découvrir la largeur et la profondeur de notre offre, et de capter celle qui n’achète pas forcément du livre papier", explique Antoine Gilles. Au risque, toutefois, de cannibaliser les autres supports.

Sur la même cible, Dunod a choisi de réduire la voilure en 2015 et de repositionner son offre autour de deux collections, "InfoPro" et "InfoSup", nouvellement créées. François Bachelot, directeur de l’édition de la maison, poursuit parallèlement sa recherche de niches et de sujets innovants, convaincu "qu’avec de bons thème, l’informatique peut encore fonctionner". La maison s’est donc penchée, en février, sur les big data et sur les machine learning. Dans l’actualité, l’ouvrage a rencontré un succès immédiat et son premier tirage s’est vendu en un mois. François Bachelot espère renouveler la performance avec, en juin, Architecture PKI et communications sécurisées, thème sur lequel "rien n’existe en France". Egalement en plein cœur du débat, la cybersécurité s’invite dans les programmes éditoriaux, jusque chez Cépaduès qui publiera, d’ici à la rentrée, une somme en trois tomes sur le sujet.


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