Festival d’Angoulême

Festival d’Angoulême : Clochemerle-les-bulles

Olivier Dion

Festival d’Angoulême : Clochemerle-les-bulles

La renégociation du contrat entre l’association propriétaire du Festival de la bande dessinée d’Angoulême et son prestataire, 9e Art+ relance les polémiques locales et échauffe les esprits. Pour la première fois, les éditeurs entrent dans la mêlée pour défendre une manifestation à portée nationale et internationale.

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Par Anne-Laure Walter,
Créé le 12.06.2015 à 02h03 ,
Mis à jour le 12.06.2015 à 11h12

Nouveau psychodrame à Angoulême au sujet du Festival international de la bande dessinée (FIBD). Réunions secrètes, courriers et pétition, interviews des élus dans la presse locale, pressions sur les membres de l’association du FIBD, déclarations alarmistes du patron de la société prestataire 9e Art+, Franck Bondoux, délégué général du festival… Les ingrédients habituels des querelles angoumoisines sont tous réunis. Mais alors que celles-ci éclatent généralement à chaque automne en période de bouclage des subventions, elles se révèlent particulièrement précoces cette année. Et pour la première fois, les éditeurs spécialisés, qui jusqu’alors restaient en retrait "par manque d’intérêt et pour ne pas se perdre dans les méandres de Clochemerle et des combats politiques locaux", comme le reconnaît l’un d’eux, sortent de leur réserve. Le groupe BD du Syndicat national de l’édition (SNE) et le tout nouveau Syndicat des éditeurs alternatifs (SEA (1)) ont chacun adressé un courrier à l’association propriétaire de la manifestation, à 9e Art+, au maire, au département ainsi qu’au Centre national du livre pour prôner l’apaisement et rappeler la nécessité de l’indépendance du festival.

"Ce qui a fait le succès du festival, c’est justement son indépendance, il ne peut être tributaire des échéances électorales." Jean-Louis Gauthey, SEA- Photo OLIVIER DION

La crise est plus importante que d’habitude, car le festival se trouve à un tournant dans son organisation. En 2007, l’association propriétaire signe un contrat de dix ans avec 9e Art+ pour lui déléguer toute l’organisation de l’événement (artistique et logistique). Il est tacitement reconductible pour la même durée, sauf dénonciation deux ans avant son échéance. A l’approche de cette date, le 30 juin prochain, les esprits s’échauffent. Sur le papier, cette histoire ne concerne que l’association du festival et la société 9e Art+. Mais les pouvoirs publics, qui accordent 1,8 million d’euros de subventions annuelles (sur 4,1 millions de budget), les éditeurs qui apportent un tiers des recettes propres du festival, et les auteurs, cœur de la manifestation, souhaitent aussi avoir voix au chapitre.

"Nous passons des accords pluriannuels avec nos partenaires privés, nous réfléchissons déjà aux éditions 2019 et 2020." Franck Bondoux, 9e Art+- Photo OLIVIER DION

Indignés et récupération

Les premiers à mettre le débat sur la place publique, de façon un peu brusque, sont des anciens du festival. Le mouvement baptisé "Les indignés de la bande dessinée d’Angoulême" a lancé mercredi 3 juin une pétition pour dénoncer le contrat et réfléchir à une nouvelle organisation. Trois cent vingt personnes l’ont signée en une semaine dont plusieurs grands prix comme Florence Cestac ou Martin Veyron. Yves Poinot, un de ses porte-parole, ancien président de la manifestation de 1996 à 2006, insiste sur la nécessité de renforcer le rôle de l’association qui "ne doit pas être juste une chambre d’enregistrement". Le salon a été créé en 1973 par une bande de copains. Or, quarante-deux ans après, le rendez-vous bon enfant s’est transformé en un festival international qui accueille plus de 100 000 visiteurs. Les anciens se sentent dépossédés. Ils regrettent l’époque où l’association organisait directement la manifestation. L’actuel président de l’association du festival, Patrick Ausou, admet que "personne ne peut aujourd’hui prétendre incarner le festival, il y a belle lurette que cette machine nous dépasse tous". Cependant, les passages en force du délégué général Franck Bondoux, comme en 2013 pour la réforme nécessaire du mode d’attribution du grand prix, ou en 2014 avec le dépôt des marques "Festival de la BD d’Angoulême" et "Festival d’Angoulême", ont froissé beaucoup de monde.

Parallèlement à cela se jouent des velléités de récupération politique, post-élections départementales. Le SEA, regroupement d’une trentaine d’éditeurs (L’Association, Çà et là, Cornélius, FLBLB, Le Lézard noir…), ne se reconnaissant pas dans le SNE, s’inquiète d’une tentative de prise de contrôle du festival par les élus locaux. "La mairie d’Angoulême exerce actuellement de fortes pressions sur l’association du festival, estime Jean-Louis Gauthey, président du SEA. Or ce qui a fait le succès du festival, c’est justement son indépendance, il ne peut être tributaire des échéances électorales." Le responsable de Cornélius s’interroge par ailleurs sur la vision à long terme de la ville, qui jusqu’alors n’a pas doté la manifestation d’infrastructures pérennes, "entraînant ainsi des dépenses répétées annuellement". Au Centre national du livre, pour qui Angoulême constitue la plus grosse subvention versée en commission avec 125 000 euros, Vincent Monadé, son directeur, prévient : "La gestion directe par la ville d’un festival est très particulière. C’est le cas de Brive ou de Nancy, mais il y a une longue histoire derrière. ça ne s’improvise pas." De même, les éditeurs n’ont d’autre choix que de soutenir, fut-ce du bout des lèvres, 9e Art+. L’association - 96 passionnés de BD, le plus souvent des retraités qui ont accompagné toute l’histoire du festival - ne dispose pas de cadres solides. En cas d’ouverture de l’appel d’offres à d’autres prestataires, une reprise de contrôle direct par la mairie présenterait de nombreux risques. Le rayonnement du festival a de fait largement passé la Charente. La manifestation accueille des auteurs étrangers prestigieux comme Jirô Taniguchi ou Art Spiegelman. Le créateur de Calvin et Hobbes, Bill Watterson, a même repris le pinceau, après l’avoir posé pendant vingt ans, pour signer l’affiche du FIBD 2015. "Le festival a pris ces dernières années de l’envergure, notamment à l’international, et c’est devenu un argument quand j’achète des droits, témoigne Serge Ewenczyk, le fondateur de Çà et là. Quand Mon ami Dahmer [de Derf Backderf] a été primé à Angoulême en 2014, l’éditeur américain a mis cette mention sur la couverture aux Etats-Unis !"

 

Eviter le flottement

Toutes les parties étaient d’accord pour ne pas repartir dix ans sur le même mode, mais si le contrat avec 9e Art+ s’arrête dans deux ans, toutes redoutent un engagement moindre du prestataire et une période de flottement. "Nous passons des accords pluriannuels avec nos partenaires privés, nous réfléchissons déjà aux éditions 2019 et 2020", affirme Franck Bondoux, qui ne veut pas "assumer les risques pour organiser l’événement et conserver le même niveau d’engagement sans garanties formelles des pouvoirs publics". Du coup, le préfet de la Charente a organisé vendredi 5 juin une réunion avec les contributeurs publics, soit l’Etat (Nicolas Georges, directeur du Service du livre et de la lecture), le département, la Région, le Grand Angoulême et la ville. Les financeurs s’y sont prononcés en faveur d’une rallonge d’un an du contrat (jusqu’en 2018) afin de disposer de trois ans pour préparer la suite. Le lendemain, l’association a fait partir la lettre de dénonciation du contrat, mais son président indique qu’il y aura "une négociation exclusive avec 9e Art+ sur la suite".

Il reste à élaborer un cahier des charges pour que les financeurs, l’association et 9e Art+ se mettent d’accord sur un contrat et un mode de fonctionnement. "Nous voulons voir les éditeurs jouer pleinement leur rôle en tant que partenaires incontournables du festival, revendique Guy Delcourt, président du groupe BD au SNE. Un comité a été mis en place et nous souhaitons poursuivre sur cette voie en étant associés, de manière structurelle, à l’ensemble des processus de décisions relatifs au festival." Depuis février, l’association, 9e Art+ et les deux syndicats (SNE et SEA) se rencontrent une fois par mois. De leur côté se réunissent des groupes de travail sur des sujets spécifiques (jeunesse, presse). "Cela fonctionne et nous pensons arriver à une idée de bien commun où les équilibres seront préservés", affirme Jean-Louis Gauthey. Tous espèrent aboutir à un projet avant la prochaine édition, fin janvier 2016.

(1) Voir LH 1028, du 6.2.2015, p. 24.

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