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Francfort 2016 : des frontières plus floues

Olivier Dion

Francfort 2016 : des frontières plus floues

La Foire internationale du livre de Francfort, du 19 au 23 octobre, a témoigné de l’expansion mondiale de la non fiction narrative, avec une multitude de textes aux confins du roman et de l’essai, et d’un brouillage des frontières entre romans commerciaux et littéraires.

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Par Anne-Laure Walter
Créé le 28.10.2016 à 01h33 ,
Mis à jour le 28.10.2016 à 12h56

La "up market commercial fiction" : les agents et les éditeurs anglo-saxons n’avaient que ce concept à la bouche lors de la 68e Foire internationale du livre de Francfort, du 19 au 23 octobre. Une appellation qui pourrait s’appliquer à la nouvelle acquisition d’Autrement, The mothers, premier roman de Brit Bennett, jeune auteure de 26 ans. Comme Nickolas Butler ou Sophie Stark, au programme des précédentes rentrées de la maison, ce texte est annoncé pour septembre 2017. Comparée à Elena Ferrante et à Chimamanda Ngozi Adichie, Brit Bennett pose un regard sur la place d’une femme dans la société face aux diktats de la maternité, du couple, de la couleur de peau. Beaucoup d’éditeurs aspirent à trouver ce type de textes littéraires grand public, dans lesquels le plus important reste l’histoire, une marque de fabrique anglo-saxonne, mais que l’on retrouve en France dans les romans de David Foenkinos ou de Karine Tuil qui figurent dans la "Blanche" de Gallimard. Plusieurs maisons françaises ont récemment recruté des éditrices pour travailler sur ce périmètre, à l’instar de Robert Laffont avec Sarah Hirsch, venue d’Héloïse d’Ormesson, Autrement avec Emilie Lassus, arrivée de L’Olivier, ou Flammarion avec Louise Danou, transfuge de J’ai lu.

Elargir sa palette

Ce "up market commercial fiction" regroupe des "textes de qualité, mais accessibles à tous sur le papier, qui ont plusieurs "couches" de lecture, explique Nathalie Zberro, la directrice de la collection littérature étrangère de Rivages. Tout dépend ensuite de l’éditeur qui publiera le livre : l’image de chaque éditeur, ainsi que la ligne globale donneront le ton." Pour des livres comme Les furies de Lauren Groff, à paraître à L’Olivier en janvier 2017, ou The girls d’Emma Cline, publié par Quai Voltaire à la rentrée, lors de la précédente Foire de Francfort, une petite dizaine d’éditeurs ont participé aux enchères pour la France. Un chiffre qui ne reflète pas le nombre d’éditeurs exclusivement littéraires ou exclusivement commerciaux. Les frontières ne sont pas si claires que par le passé entre les catalogues. La crise mondiale qu’a traversée l’édition a laissé des traces en torpillant notamment les deuxième ou troisième niveaux de libraires selon les pays. La concentration du marché conduit les maisons à élargir leur palette.

Le catalogue d’une maison ne se réduit plus à une étiquette d’"éditeur littéraire" ou d’"éditeur commercial", et c’est tout l’enjeu des journées bourrées de rendez-vous à Francfort, alors que la plupart des contrats peuvent être gérés à distance par Internet. "Le brouillage des frontières rend encore plus important le dialogue, l’échange, explique Sabrina Arab, directrice éditoriale d’HarperCollins France. Il faut replacer le projet éditorial au cœur des discussions. Et quand on démarre, comme moi, une nouvelle ligne, c’est primordial." Florence Lottin, qui a récemment pris la tête de Pygmalion, est confrontée au même défi. Elle repositionne la maison en achetant The story of everything de Tim Urban ou, avec J’ai lu, le polar The chalk man de C. J. Tudor. Les rendez-vous permettent de parler des nouveautés, mais aussi du fonds pour essayer de saisir l’essence d’un catalogue et proposer des titres plus adaptés à chaque éditeur. "Les listes des agents en fiction sont assez décevantes cette année, constate Olivier Bétourné, P-DG du Seuil. Ils ont tellement écrémé pour plaire au plus grand nombre ! Il faut retourner vers l’éditeur pour fouiller les catalogues." D’ailleurs, le traditionnel séminaire des droits, en amont de la foire, avait pour thème les succès inattendus, la conseillère américaine en achat de droits Kris Kliemann parlant des "backlists" (le fonds) comme d’une "mine d’or". Une démonstration appuyée par John Donatich, le directeur de Yale University Press, qui a fait un best-seller (500 000 ventes) de A little history of the world de E. H. Gombrich, paru soixante-dix ans plus tôt.

Genre hybride

Avant la foire, Flammarion a acheté deux textes importants : une fiction très inspirée du réel, American war d’Omar El Akkad, et un document très romancé, The right to kill de Peter Eisner sur une société secrète qui avait pour mission de tuer les nazis en Amérique du Sud. Deux genres pour un but similaire : dire notre société. Non seulement les frontières entre les catalogues se troublent, mais celles entre les genres se brouillent sous l’effet de la vague de la non-fiction narrative qui traverse toute l’Europe. Elle est portée depuis plusieurs années par les éditions du Sous-sol en France (Gay Talese ou Nellie Bly), Graywolf aux Etats-Unis, 66th And 2nd en Italie, Granta au Royaume-Uni, Lebowski aux Pays-Bas. Pour les Néerlandais, invités d’honneur de cette édition de la foire, ce genre hybride est le principal relais de croissance du marché (1).

En France, Ivan Jablonka, dont le très remarqué Laëtitia, paru à la rentrée, a suscité un fort intérêt des éditeurs étrangers à la foire, parle d’un "troisième continent" de la littérature. "Les éditeurs généralistes ont intérêt à dénicher des livres à la lisière de plusieurs genres, confirme Adrien Bosc, directeur éditorial adjoint du Seuil. Nous assistons à un élargissement du cercle, des éditeurs partagent une même volonté de publier ces textes à la frontière de la fiction et de l’essai, des textes qui contiennent une promesse de récit, des reportages à lire comme des romans." Il y a peu, Anne-Marie Métailié a acquis O nome da morte de Klester Cavalcanti, le Sous-sol Barbarian days de William Finnegan (prix Pulitzer), le Seuil Future Sex d’Emily Witt. Fabienne Reichenbach, pour la première fois à la foire pour Paulsen, a trouvé "une offre étendue de Faber and Faber au microcatalogue" pour "des récits entre aventure très écrite et nature writing", se trouvant des affinités avec la collection "Malik" de Piper en Allemagne. Abrams, la filiale américaine de La Martinière, vient d’annoncer la création d’une marque dédiée explicitement à la non-fiction narrative, "text-driven". Symptomatique.

(1) Voir notre dossier dans LH 1101 du 14.10.2016, p. 63-68.

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