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La face cachée des ventes en ligne

Au salon Livre Paris 2017, le stand Amazon-Kindle Direct Publishing accueille les auteurs autoédités sur sa plateforme. - Photo Michel Combe/LH

La face cachée des ventes en ligne

Les outils de mesure des ventes de livres sur Internet ne prennent pas en compte la part désormais considérable de l’autoédition dans les pays anglophones, où elle est devenue une véritable machine de guerre d’Amazon contre l’édition traditionnelle. Un mystérieux "Data Guy" reconstitue cette partie manquante du marché. Sa méthode pourrait être appliquée en France.

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Par Hervé Hugueny,
Créé le 27.05.2017 à 01h01

Saluée comme un rééquilibrage du marché en faveur de la librairie et des réseaux physiques, la reprise des ventes de livres papier constatée dans le bilan de l’année 2016 aux Etats-Unis a en réalité d’abord profité à Amazon. La dépendance des éditeurs à l’égard du site de vente en ligne est plus forte que jamais : sur les 675 millions de livres papier (source Bookscan) qu’ils ont diffusés l’an dernier (+ 3,3 %), le cybermarchand en a écoulé 275 millions, soit 15 % de plus qu’en 2015, portant sa part de marché à 42 %.

Les librairies indépendantes ont résisté

Les trois victimes de cette expansion sans fin sont Barnes & Noble (- 10 millions de livres, 24 % de part de marché), la grande distribution (- 5,5 millions de livres, 16 % de part de marché) et les autres chaînes, sites Internet et revendeurs de moindre importance (- 2 millions de livres, 13 % de part de marché). Les librairies indépendantes ont en revanche résisté, augmentant leurs ventes de 2 millions d’unités (42 millions de volumes au total, 6 % de part de marché).

C’est un mystérieux "Data Guy" qui a soulevé le couvercle des données du panel Nielsen Bookscan, lors de la conférence Digital Book World, en début d’année à New York. Présent pour la première fois physiquement lors d’une manifestation professionnelle, l’homme a conservé son anonymat, mais il a en revanche détaillé son analyse et sa méthode, et répondu aux questions des professionnels présents.

Côté numérique, il a aussi largement bouleversé la perspective tracée par PubTrack, qui fait état d’une chute de 16 % des ventes d’ebooks, estimée à partir des chiffres d’une trentaine des principaux éditeurs américains. Cette évaluation ignore la part considérable de l’autoédition, largement sous le contrôle d’Amazon, qui accapare 80 % du marché numérique et dont les ventes ont encore progressé de 4 %, selon cet "homme de données".

Depuis 2014, il calcule et diffuse sur le site d’AuthorEarnings des études sur la diffusion des livres autoédités qui échappe aux outils de mesure habituels. Toutes les données brutes, les présentations en PDF et les analyses périodiques sont disponibles pour être vérifiées et discutées. Au départ, l’enquête était limitée à quelques dizaines de milliers de références vendues sur Amazon, et était plutôt conçue comme un instrument de combat de cette nouvelle communauté d’auteurs pour mesurer la réalité de leurs revenus face aux éditeurs traditionnels jugés trop gourmands en droits. Data Guy a même été soupçonné d’être un faux nez du cybermarchand américain.

Du scepticisme au regret

Mais l’outil de mesure s’est progressivement développé, englobant aussi les ventes numériques et papier des éditeurs traditionnels, chez Amazon et ses concurrents (iBooks Store d’Apple, Barnes & Noble, Kobo, Google), puis dernièrement sur les principaux marchés anglophones (Australie, Canada, Nouvelle-Zélande, Royaume-Uni). Lors de la conférence Digital Book World, les professionnels présents n’ont pas remis en cause la présentation du responsable d’AuthorEarnings. Joint par mail, David Walter, directeur senior chargé des solutions clients chez Nielsen aux Etats-Unis, reconnaît des difficultés dans l’évaluation de l’autoédition, sans se prononcer sur les chiffres d’Author- Earnings. Egalement interrogé, Andrew Albanese, responsable des enquêtes chez notre confrère Publishers Weekly, s’interroge sur la méthode tout en reconnaissant que l’initiative répond à un réel besoin d’information. Le scepticisme qu’il soulevait au début a plutôt fait place au regret des lacunes à combler, et reconnues sans détour : le marché de l’occasion reste ignoré, de même que toutes les ventes directes des auteurs et des éditeurs.

Hégémonie

Outre-Atlantique, aux avant-postes de la disruption numérique, la remontée du livre imprimé et la chute du numérique, également constatées au Royaume-Uni, laissaient supposer un relâchement de l’emprise d’Amazon, en réalité illusoire. "A partir de 2015, les grands groupes d’édition ("Big Five") ont pu réintroduire les contrats d’agence leur redonnant le contrôle de leurs prix numériques, qu’ils ont relevés. Donc en milieu d’année, Amazon a augmenté ses rabais sur le livre papier, entraînant une hausse des ventes qui a culminé à + 7 % mi-2016. Mais il est revenu aux rabais habituels au second semestre et l’année s’est terminée sur une hausse de 3,3 % des ventes papier", résume Data Guy, qui s’appuie, là, sur Bookscan.

Sur Internet, l’hégémonie est encore plus manifeste. A fin février 2017, sur une année glissante, il s’est vendu 487,3 millions de livres numériques aux Etats-Unis selon AuthorEarnings, et la part d’Amazon sur cet ensemble atteint 83,3 %. Apple, son premier concurrent, est loin derrière avec 9 % de part de marché. Barnes & Noble est à 4 %, Google à 1,4 %, et Kobo à 0, 3 %. Au Royaume-Uni, la part d’Amazon culmine même à 88 %. Au Canada, sur ses terres, Kobo est à 25 % de part de marché, et iBooks Store d’Apple est à 14 %.

Sur l’ensemble des cinq pays anglophones étudiés par AuthorEarnings, il s’est vendu 632,7 millions de livres numériques, pour 974,7 millions de livres papier, et Amazon en contrôle 82 %. Incontournable pour tous les éditeurs, grands groupes ou indépendants, Amazon est particulièrement dominant dans l’autoédition, dont il contrôle 91 % des ventes anglophones. Alimentant aussi les marques d’Amazon, ces auteurs autoédités constituent l’armée des fantassins du cybermarchand contre les éditeurs traditionnels, et tout particulièrement contre les grands groupes contre lesquels il n’a cessé de ferrailler depuis le lancement du Kindle, son outil de lecture fermé. Dans le numérique, les "Big Five" ne représentent plus que 26 % à 38 % des ventes selon les pays, et sont particulièrement attaqués aux Etats-Unis.

Le sentimental en livre papier a presque disparu

La fiction est devenue une chasse gardée du numérique, et tout particulièrement la littérature sentimentale où, dans le monde anglophone, le livre papier a presque disparu, ne représentant plus que 2 % des ventes. Amazon y contrôle les deux tiers du marché. C’est le cas le plus extrême des différentes catégories de littérature de genre. Aussi très largement numérique, le polar-thriller résiste mieux à cette emprise grâce à une génération d’auteurs confirmés (John Grisham, Stephen King, James Patterson…) fidèles à leurs éditeurs.

Dans ces segments très marketés, le prix est un élément déterminant de la concurrence, et la pression d’Amazon est constante, les titres des auteurs autoédités ou ceux de ses propres collections étant deux à trois fois moins chers que ceux des éditeurs des grands groupes, dont le niveau assure de bonnes marges au site. Et en dépit des tarifs très bas sur la production qu’il réalise en direct, il préserve aussi des marges suffisantes pour financer à sa guise de forts rabais sur les best-sellers papier, dont les prix restent libres et qui deviennent des produits d’appel générant du trafic.

Il étend maintenant cette stratégie dans l’ensemble du bassin anglophone, offrant une couverture transcontinentale à ses auteurs autoédités, ou publiés sous ses marques. Mais il la lance aussi dans les autres bassins linguistiques, en traduisant une partie des auteurs les plus prometteurs. En France, une cinquantaine d’entre eux sont diffusés sous la marque Amazon Crossing, à côté des Français publiés chez Amazon Publishing, dont une partie sont eux-mêmes traduits en anglais. Conscient du pouvoir d’attraction qu’exerce cette diffusion mondiale sur les auteurs, HarperCollins a réagi en reprenant Harlequin et son réseau international, dont il a transformé toutes les branches étrangères en filiales à sa marque, pour diffuser ses auteurs avec la même efficacité.

France : même défi, même solution ?

"J’ai fermement l’intention d’explorer les ventes numériques des marchés non anglophones dès qu’ils atteindront un niveau suffisant pour être financièrement intéressants pour les auteurs de diffusion internationale. La méthode est identique, et le principal travail consiste à obtenir les chiffres de vente réels de quelques douzaines d’auteurs français importants, afin de construire les courbes de classements/volumes de référence. Il faudra aussi les croiser avec les métadonnées de quelques centaines ou milliers de collections d’éditeurs, afin d’établir aussi des répartitions par catégories", explique le créateur d’AuthorEarnings. En France, la part de l’autoédition est tout aussi inconnue qu’ailleurs, étant presque exclusivement contrôlée par Amazon, qui ne communique rien.

Ce serait le moyen de connaître enfin la part de marché des ventes sur Internet, et celles des principaux revendeurs numériques. Depuis trois ans, pour les ventes papier, Amazon exige que les chiffres qu’il communique à GFK soient fusionnés avec ceux des librairies de 2e et 3e niveaux, afin de produire une moyenne inutilisable.

L’emprise d’Amazon sur le numérique est toutefois moindre, même si elle est bien réelle : en début de semaine, sur les dix meilleures ventes du site, six étaient des auteurs autoédités sur Kindle Direct Publishing. Sur une année complète, les premiers totalisent 30 000 à 35 000 ventes, ce qui est tout à fait honorable, mais encore loin du haut du classement des best-sellers des éditeurs.

Mr. Data Guy

Le logo de Data Guy, une araignée sur une toile symbolisant son robot arpentant le Web. - Photo DATA GUY

"Mon anonymat sert plusieurs objectifs, explique Data Guy, joint par mail. D’une part, je suis aussi un auteur autoédité de fiction, et je suis de fait un acteur de cette industrie du livre. J’ai ainsi des relations contractuelles avec les revendeurs dont AuthorEarnings aspire les données."

"Cet anonymat me permet de travailler sans arrière-pensée, et en évitant de m’interroger sur la réaction que ces revendeurs pourraient avoir à propos de l’information que je communique", ajoute-t-il, habitué à devoir expliquer les raisons du mystère qu’il entretient.

"D’autre part, lorsque j’ai lancé AuthorEarnings, j’ai aussi été contacté en tant qu’écrivain par des éditeurs intéressés par un de mes romans, et je ne voulais pas d’interférence entre ces deux activités, pour maintenir une intégrité et une indépendance absolues, insiste-t-il. J’ai cependant communiqué mon identité à plusieurs journalistes aux Etats-Unis, qui ont repris mes propos en presse ou en radio, mais sans me citer nommément. A ces conditions, je n’ai aucune réserve pour m’exprimer", conclut celui qui était apparu pour la première fois en public lors de la conférence Digital Book World de janvier dernier. Des photos de cet inconnu ont été publiées à cette occasion.

Ancien directeur technique d’un important producteur de jeux vidéo, secteur où il a puisé le cadre méthodologique de son enquête, le cocréateur d’AuthorEarnings (avec l’auteur de SF Hugh Howey) s’explique aussi sur son travail : si tout est diffusé gratuitement dans l’intérêt des auteurs, il est "fréquemment missionné comme consultant par de grands éditeurs, distributeurs, groupements d’auteurs, fonds d’investissement s’intéressant à l’édition, pour collecter des données et réaliser des études pour leur compte".

Un "Web crawler"

Quant à la méthode, elle paraît simple dans le principe : un robot numérique, un "Web crawler", relève en permanence les classements des meilleurs ventes publiées et actualisées constamment sur Amazon, l’iBooks Store d’Apple, Kobo, Barnes & Noble et en déduit des volumes de ventes.

Pour ce faire, il a obtenu les relevés de ventes réels et quotidiens d’auteurs. "Plus d’un millier d’entre eux, représentant des dizaines de milliers de titres, me transmettent aujourd’hui leurs chiffres", assure-t-il. A partir de ces séries de données complètes (ventes et classements correspondants), il devient possible de déduire la diffusion des titres pour lesquels seul le classement est connu, y compris ceux qui n’apparaissent jamais dans les tableaux des 100 premiers : pour chaque titre, Amazon indique en effet son rang, même très bas.

En utilisant les ressources louées sur les plateformes spécialisées (dont Amazon Web Services), les calculs et relevés sont effectués à l’aide de 250 serveurs qui scrutent 1,5 million de références par heure. "S’il faut ajouter de la puissance de calcul, il suffit de louer plus de serveurs", remarque Data Guy. Ce n’est pas exhaustif, mais Bookscan ou Pubtracks ne le sont pas plus. Ce robot est symbolisé par une araignée exploratrice de la Toile, dont le créateur d’AuthorEarnings a fait son logo.

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