Allemagne

Le retour des livres jeunesse de RDA

Hans Ticha, "Houra ! Houra ! Houra ! Les pompiers sont là", 1988. - Photo Beltz / Kinderbuchverlag

Le retour des livres jeunesse de RDA

La Bibliothèque centrale de Berlin tente de faire revivre un pan méconnu de l’histoire éditoriale de l’Allemagne de l’Est et réveille la mémoire collective en réhabilitant ses collections de livres pour enfants, qui ne se réduisent pas aux publications de propagande.

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Par Gilles Bouvaist
Créé le 17.06.2016 à 02h00 ,
Mis à jour le 17.06.2016 à 10h47

our les trouver, il faut un peu farfouiller. Entre la cafétéria et les rayonnages de bandes dessinées pour enfants et adultes, leurs tranches colorées et leur style gentiment compassé contrastent avec les mangas exposés sur l’étagère voisine. Il s’agit pourtant d’une fenêtre ouverte sur un pan oublié de l’histoire de la littérature allemande d’après-guerre : la littérature jeunesse d’ex-RDA. Ironiquement, celle-ci se trouve dans le grand bâtiment de l’Amerika-Gedenkbibliothek, bibliothèque ouverte en 1954 grâce aux sommes collectées aux Etats-Unis en hommage aux habitants de Berlin-Ouest après le blocus de Berlin.

L’Amerika-Gedenkbibliothek accueille les collections de livres jeunesse provenant de l’ex-RDA.- Photo ZLB

Cette collection fait partie de la bibliothèque centrale de Berlin, qui se targue d’être "la plus grande bibliothèque publique d’Allemagne", disposant de "3,4 millions de références en libre accès" sur deux sites de la capitale allemande. "Ce sont des livres issus des collections de l’ancienne bibliothèque de Berlin-Est, où un exemplaire de chaque parution de RDA devait être déposé légalement, explique Klaus Pfeifer, un des responsables de la division jeunesse de la bibliothèque centrale. Ces livres ont été transférés dans nos magasins, où ils sont restés là comme abandonnés. Nous avons estimé qu’il serait souhaitable de mettre ces livres oubliés à la disposition du public."

Sélectionnés par une équipe de trois bibliothécaires nés en ex-RDA, ceux-ci ont été choisis pour leur popularité à l’époque et leur force évocatrice de la société est-allemande. Ils ont été divisés en différents genres : récits réalistes, littérature antifasciste, récits historiques, aventure et romans policiers, science-fiction et fantastique, livres d’images, contes, poésie, essais. De quoi couvrir tout le spectre d’une littérature oubliée, mais qui représente un témoignage non négligeable sur l’expérience quotidienne de la vie en Allemagne de l’Est. "Nous faisons des visites, et il y a un intérêt, note Klaus Pfeifer. Ces livres étaient d’abord cantonnés à la bibliothèque des enfants où ils étaient peu consultés. Nous les avons déplacés dans la bibliothèque pour adultes et, depuis, la demande a augmenté." Le cœur de cible ? "Des adultes qui ont grandi pendant la RDA et qui ont envie de retrouver les livres qui ont bercé leur enfance ou de les transmettre à leurs enfants", estime Klaus Pfeifer.

Littérature disparue

Entre un manuel de 1976, Le communisme pour les jeunes, détaillant les "secrets de l’exploitation capitaliste" avec graphiques et photos en noir et blanc, et un guide de la place Rouge et ses alentours (à partir de 8 ans), la collection recèle les œuvres de toute une série d’auteurs souvent audacieux. C’est le cas de Benno Pludra, auteur de plus de 40 livres jeunesse, dont certains font figure de classiques de la littérature d’après-guerre, comme Bootsmann auf der Scholle (Un marin sur un glaçon), qui narre les aventures d’un chiot à la dérive sur une plaque de glace au milieu de la Baltique. Ou des poèmes du recueil Der Flohmarkt (Le marché aux puces) de Peter Hacks, dramaturge célèbre dont les écrits pour enfants ont une sonorité très singulière. Sans oublier la grande créativité des illustrateurs de l’époque, à l’instar de Gerhard Holtz-Baumert ou d’Elizabeth Shaw. Comme si, derrière les impératifs idéologiques de la grande lutte "antifasciste" des démocraties populaires, le monde enfantin résistait à l’édification des masses.

"C’est une littérature disparue, constate Karin Richter, professeure de littérature jeunesse à l’université d’Erfurt. La plus grande partie se trouve dans les archives des bibliothèques. Et dans mes séminaires, les étudiants sont souvent très surpris par l’originalité des histoires : ils s’attendent toujours à trouver de l’idéologie partout. Mais il existait beaucoup de récits originaux, des relectures de contes et de mythes aux textes très aboutis."

"La littérature jeunesse a joué un grand rôle en RDA, explique Bettina Kümmerling-Meibauer, spécialiste de littérature jeunesse et professeure à l’université Eberhard-Karl à Tübingen. Ces livres bénéficiaient de tirages importants et l’on accordait un soin tout particulier à la production et à la qualité de leur présentation, même dans les périodes de pénurie de papier."

Mais dès la chute du Mur, ceux-ci vont très vite disparaître des rayons des bibliothèques, scolaires et publiques, mais aussi des librairies. Seuls quelques irréductibles se sont efforcés de les "sauver de la décharge", ajoute Bettina Kümmerling-Meibauer, qui précise qu’"ils les ont revendus pour une bouchée de pain à des collectionneurs privés ou à des chercheurs".

Force d’écriture

A l’Amerika-Gedenkbibliothek, les titres en rayon proviennent pour l’essentiel de la maison d’édition Kinderbuchverlag qui, entre sa création, en 1949, et 1989, fit paraître plus de 5 000 titres. Katrin Pieper, qui fut de 1975 à 1992 éditrice de cette dernière, dont une partie du fonds a été rachetée et rééditée par l’éditeur Beltz, se souvient de l’effort déployé après 1949 pour "mettre sur pied une littérature antifasciste, démocratique, et transmettant des valeurs humanistes". Elle regrette le peu d’intérêt pour cette frange de la littérature : "C’est important pour les grands-mères et les mères qui sont nées à l’époque de la RDA. La force d’écriture de ces auteurs a perduré. Ils ont fait sortir les livres jeunesse des chambres d’enfant."

Carola Pohlmann, à la tête du fonds enfants et jeunesse de la Bibliothèque d’Etat de Berlin (Staatsbibliothek), réservé, lui, aux chercheurs, souligne la puissance évocatrice de ces livres, et cite les réactions de lecteurs "émus par les livres de leur jeunesse". "Il arrive que des gens éclatent en sanglots en salle de lecture, parce qu’ils retrouvent des sensations de leur enfance", observe-t-elle. Pour Bettina Kümmerling-Meibauer, "il est important de garder vivant le souvenir de cette littérature, d’abord parce qu’elle représente une partie non négligeable de l’histoire littéraire allemande d’après-guerre, ensuite parce qu’elle recèle un certain nombre de chefs-d’œuvre dont l’importance a été sous-estimée".

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