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Photographie : quand l'éditeur devient sponsor

LE BATEAU SIGLÉ "CHÊNE". Le bateau de Philip Plisson baptisé, Pêcheur d'images IV, réarmé et repeint aux couleurs des Sauveteurs en mer, avec lequel il a photographié les côtes françaises. Une aventure commencée le 21 avril 2009. - Photo CHRISTOPHE LE POTIER/ÉDITIONS DU CHÊNE

Photographie : quand l'éditeur devient sponsor

Les projets photographiques sont présentés, le plus souvent, clés en main aux éditeurs qui rémunèrent les photographes en droits d'auteur. Trois exceptions montrent que l'édition sait parfois soutenir les entreprises ambitieuses.

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Par Anne-Laure Walter
avec Créé le 09.12.2014 à 20h32

Fleury Michon a accompagné Philippe Poupon dans ses routes du Rhum, et Franck Cammas a remporté cette transatlantique sur Groupama 3. Pour la première fois, c'est le logo d'un éditeur qui figure sur un bateau : la feuille stylisée, symbole des éditions du Chêne, griffe l'embarcation de Philip Plisson. Certes, il n'est pas question de sport nautique mais d'un travail photographique. Pendant deux ans, le photographe marin s'est lancé dans un tour du littoral français pour réaliser une encyclopédie de La France vue de la mer en six ouvrages. Les quatre premiers sont déjà en librairie, le dernier tome sur le continent, Des Pyrénées à Menton, paraîtra le 9 mai, le sixième étant prévu sur la Corse. Et pour que ce projet aboutisse, Le Chêne est devenu sponsor, payant le fioul permettant au bateau de parcourir 17 000 km de côtes.

PHILIP PLISSON ÉDITIONS DU CHÊNE. Parcourant 8 500 milles nautiques entre la frontière belge et la frontière italienne, le photographe a réalisé un inventaire digne des peintres de la Marine. Dans l'ouvrage, sous les photos, des cartes permettent de suivre l'expédition, tandis qu'un géologue, Arnaud Guérin, explique le découpage des côtes.

Car pour les photographes, le nerf de la guerre est bien le financement de leur reportage, surtout quand il s'agit d'un projet pharaonique les mobilisant sur plusieurs années. A de rares exceptions près, aujourd'hui, la pratique dans l'édition de photo veut que le photographe réalise lui-même son reportage, qu'il le finance sur ses fonds propres, avec des bourses, en montant un documentaire pour bénéficier des aides du CNC ou en s'associant avec un sponsor pour des expositions. Il est loin le temps où Horizons de France signait un contrat pour plusieurs années avec un jeune photographe quasi inconnu. C'était dans l'entre-deux-guerres, et François Kollar a immortalisé les Français au travail, effectuant des reportages dans tous les milieux : la mine, la sidérurgie, l'automobile, les marchés, la batellerie, le rail... La France travaille présentera 1 358 photographies sur les 2 769 remises à l'éditeur.

ALEX MACLEAN DOMINIQUE CARRÉ/LA DÉCOUVERTE. Depuis plus de trente-cinq ans, cet architecte spécialisé dans l'environnement photographie le paysage américain à bord de son Cessna. Il effectue un inventaire des types d'occupations des toits de New York (pistes de danse, terrains de jeux, potagers, piscines, chalets, peintures oeuvres d'art...).

Projet coûteux

Aujourd'hui, un reporter qui sollicite une maison d'édition pour un projet coûteux, réalisé sur de longs mois ou années, a de grandes chances de se faire claquer la porte au nez s'il demande une avance. Comme dans la plupart des journaux, d'ailleurs. La presse comme l'édition ne financent plus en amont le reportage photographique, sauf pour des commandes illustrant des livres d'art de vivre ou sur des people. Ce n'est qu'au moment de la signature du contrat que l'éditeur paie l'à-valoir sur les futurs droits d'auteur qui permet alors au photographe de couvrir les frais avancés. "Vu le contexte économique, les éditeurs travaillent aujourd'hui sur de la matière sèche et non à venir pour limiter la prise de risque", explique Nathalie Bec, éditrice chez La Martinière. Cependant, Le Chêne avec Philip Plisson, Dominique Carré avec Alex MacLean ,et La Martinière avec Pierre de Vallombreuse montrent que, parfois, les éditeurs sautent le pas.

PIERRE DE VALLOMBREUSE ÉDITIONS DE LA MARTINIÈRE. En vingt-cinq ans de voyages sur tous les continents, il a constitué un fonds photographique unique sur 41 peuples autochtones, plus de 130 000 clichés. Pour Les hommes racines, ce nomade a rencontré les populations inuite, aymara, gwitchin, bhil, badjao, rabari, navajo, hadzabe, du territoire du Jariah et maorie.

"Quand Philip Plisson est venu me présenter son projet, il avait déjà trouvé une solution pour le bateau mais avait besoin de fioul. 120 000 euros !, raconte Fabienne Kriegel qui dirige Le Chêne. J'y croyais tellement que je suis montée dans les étages d'Hachette pour défendre ce projet d'envergure."

Philip Plisson n'est certes pas un photographe débutant, ses livres sur la mer, les phares et la Bretagne réalisent de très bonnes ventes. Le Chêne le connaissait bien puisqu'il a été son éditeur avant qu'il parte à La Martinière. "J'ai obtenu le feu vert en proposant un budget prenant en compte la durée d'exploitation", précise l'éditrice qui, pour rentabiliser son projet, doit tirer chaque volume au minimum à 10 000 exemplaires et en diversifier la commercialisation en faisant des calendriers ou autres produits dérivés. C'est la même réflexion, à une échelle moindre, qui a animé le petit éditeur Dominique Carré. Il connaît bien le photographe aérien Alex MacLean, dont il a édité plusieurs ouvrages, comme Over avec La Découverte. Un jour, il lui envoie une image de Google Earth montrant une sorte de petit château fort coiffant le sommet d'un immeuble new-yorkais et l'invite à réfléchir à un ouvrage sur les toits de la ville, exploitant l'idée de "cinquième façade" chère à Le Corbusier. Alex MacLean repense à ce cliché quelques mois après, lorsqu'il survole le pont de Brooklyn pour une commande de prises de vue sur la construction du Piers Park. Comme il y a des nuages, il décide de se déporter un peu vers Manhattan, découvre la folle végétation ou les espaces de détente qui couvrent les toits et les immortalisent. A partir de cette série d'images, Dominique Carré va alors monter le projet en cherchant des partenaires prêts à suivre. "Mais, pour survoler New York, il fallait un hélicoptère et non l'avion habituel d'Alex MacLean", raconte l'éditeur qui a déboursé 15 000 euros pour la location de l'engin. Un énorme investissement pour lui, qui a ensuite trouvé des coéditeurs, La Découverte en France avec qui il avait déjà travaillé, Schirmer-Mosel en Allemagne et Princeton Architectural Press aux Etats-Unis. Sur les toits de New York : espaces secrets à ciel ouvert sera publié le 2 mai avec un tirage total de 11 000 exemplaires. "C'est un investissement à long terme, justifie-t-il. Nous avons exploité près de 200 clichés dans le livre et disposons encore d'un stock d'environ 3 000 images, toutes géolocalisées et exploitables dans un autre cadre."

Alex MacLean, photographie les toits de New York.- Photo DR

"Il fallait un vrai engagement d'éditeur. »

Enfin, l'aide qu'apporte La Martinière au projet de Pierre de Vallombreuse a pris une autre forme, mais comporte aussi des risques. Le photographe est parti il y a cinq ans à la découverte de onze peuples autochtones afin de promouvoir une réflexion sur un développement et une humanité durables. Un sujet qui correspond à la ligne éditoriale de La Martinière mais pour lequel "il fallait un vrai engagement d'éditeur", précise Nathalie Bec. Les hommes racines est un montage complexe avec, d'abord, une série d'expositions aux Champs libres, la médiathèque rennaise, dont la dernière a été inaugurée ce 26 avril. Mais aussi un livre de photographies en noir et blanc, publié en fin d'année à La Martinière, projet pour lequel l'éditeur a versé il y a plus de cinq ans des à-valoir permettant au photographe de financer une partie des expéditions. Une démarche rare mais qui montre qu'en temps de crise la relance peut passer par un pari sur la création, l'ambition et la qualité.

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