Séries d'été 2023

[Rentrée littéraire 4/7] Mathias Énard, histoires parallèles

Olivier Dion pour Livres Hebdo

[Rentrée littéraire 4/7] Mathias Énard, histoires parallèles

Tout l'été, Livres Hebdo vous propose des interviews d'auteurs et d'autrices de la rentrée littéraire. Dans son nouveau roman Déserter, chez Actes Sud, Mathias Énard, Prix Goncourt 2015, décline le leitmotiv de l’errance, à travers des personnages aux prises avec les soubresauts de l’Histoire.

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Par Propos recueillis par Sean Rose
Créé le 11.08.2023 à 11h54 ,
Mis à jour le 18.08.2023 à 15h26

Déserter est la double narration d’un couple happé par les tumultes du siècle et d’un soldat qui prend la tangente. Pourquoi deux récits ?

Depuis Boussole (Actes Sud, 2015), j’avais l’idée de raconter ce passage du  XXe siècle au XXIe, à travers un colloque scientifique rendant hommage à un grand mathématicien allemand, résistant, rescapé des camps. Communiste, Paul Heudeber est demeuré en Allemagne de l’Est à la fin de la Deuxième Guerre mondiale ; l’amour de sa vie, Maja Scharnhost, historienne des mathématiques, a fait le choix de passer à l’autre côté du mur de Berlin. Je voulais raconter le tournant du siècle, le 11 septembre… Mais il me manquait un point de vue plus direct de l’expérience de l’histoire. Car il y a ceux qui l’étudient en font le grand récit et ceux qui la vivent dans leur chair. Et puis m’est apparue, il y a deux ans, la figure de cet homme qui marche dans la montagne avec son fusil. Cette partie-là est un contrepoint et ouvre une perspective au plus près du sol, c’est une reconstruction sensorielle de la douleur, de la peur, des traces de la violence.

 

Se déploie ici une dialectique de la fidélité et de la trahison… Le couple Paul-Maja incarne-t-il pas ce tiraillement entre idéal et réalité ?

Leurs parcours interrogent ce qu’est la fidélité. Fidèle à quoi ? Paul, étendard de l’excellence scientifique du régime de la République démocratique allemande, croit au grand soir, la répression du printemps de Prague est pour lui un moment nécessaire dans la construction du socialisme, il est à la fois dans la pureté idéologique et l’aveuglement, même s’il se cantonne finalement aux mathématiques. Maja, quant à elle, a choisi l’autre côté du Mur, mais elle demeure engagée et deviendra en Allemagne de l’Ouest une femme politique d’envergure. Il faut bien que certains trahissent pour que d’autres aient le luxe d’être fidèles. Leurs choix respectifs ne les empêcheront pas de s’aimer mais les obligeront à vivre une histoire d’amour à distance.

La Méditerranée lieu mythique et biblique

Le récit du déserteur nous transporte dans un univers familier dans votre œuvre : la Méditerranée.

On reconnaît le paysage, la végétation, les odeurs d’un décor méditerranéen. La Méditerranée est un lieu très important pour moi, elle me permet d’évoquer à la fois le conflit en Syrie, la guerre de Yougoslavie, la Guerre civile espagnole… Je souhaitais un espace ancré dans la mémoire collective. La Méditerranée est un lieu mythique, biblique, c’est la Palestine, la terre des Livres saints. Et dans le même temps, on est hors du temps, il ne s’agit d’aucune guerre en particulier, mais de toutes les guerres – la guerre qui revient sans cesse (aujourd’hui en Europe, avec l’Ukraine) et qui détruit tout sur son passage. Dans ce récit, il y a aussi une femme, car j’ai voulu montrer la confrontation entre l’homme et la femme – la guerre comme violence de genre, le viol comme arme de guerre ; la guerre comme face à face entre le pouvoir de l’arme et celle ou celui qui est sous l’emprise de ce pouvoir-là.

 

Ces deux histoires ont une dramaturgie et une prosodie propres, et pourtant elles ne semblent pas pouvoir fonctionner séparément.

Les droites parallèles se rejoignent à l’infini… Il y a ici comme en mathématiques une projection. Un segment est composé d’une narration à la première personne par la fille de Paul et Maja, entrecoupée de leurs lettres, alors que l’autre a un ton prophétique, qui tient des versets, comme une prière. Même s’ils sont très différents, ces récits fabriquent de la contamination, et on ne peut pas lire le second sans lire le premier, et inversement : on va rajouter de l’Histoire dans l’errance du soldat, de même qu’on va rajouter de la chair dans les deux figures emblématiques du XXe siècle.

 

Mathias Enard, Déserter, Actes Sud, 256 p., 21, 80 €

 

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