Avant-critique Histoire

Carlo Greppi, "Un homme sans mots. L'histoire enfin révélée du sauveur de Primo Levi" (JC Lattès)

Carlo Greppi - Photo © Carlo Greppi

Carlo Greppi, "Un homme sans mots. L'histoire enfin révélée du sauveur de Primo Levi" (JC Lattès)

Un maçon italien sauva la vie de Primo Levi à Auschwitz. L'historien italien Carlo Greppi raconte son histoire dans un livre bouleversant.

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Par Laurent Lemire
Créé le 08.04.2024 à 14h00

L'homme ès qualités. Depuis vingt-deux mois, Lorenzo Perrone travaille pour les usines chimiques Buna Werke. Il est maçon, employé comme manœuvre pour de nouvelles extensions car la production augmente. Cet été-là, il rencontre un homme délicat, d'une extrême maigreur. Sans qu'il soit question de pitié, il lui parle et lui tend une gamelle de soupe. L'affamé porte le numéro 174517. Il est italien comme lui. Ce docteur en chimie est travailleur forcé dans le camp de Buna-Monowitz, Auschwitz III. Il se nomme Primo Levi. Dans Si c'est un homme (1947), il se souvient de cette rencontre improbable dans ce lieu de cauchemar. « En termes concrets, elle se réduit à peu de chose : tous les jours, pendant six mois, un ouvrier civil italien m'apporta un morceau de pain et le fond de sa gamelle de soupe ; il me donna un de ses chandails rapiécés et écrivit pour moi une carte postale qu'il envoya en Italie et dont il me fit parvenir la réponse. Il ne demanda rien et n'accepta rien en échange, parce qu'il était bon et simple, et ne pensait pas que faire le bien dût rapporter quelque chose. »

Carlo Greppi a voulu en savoir plus sur Lorenzo Perrone (1904-1952), l'enfant du Borgo Vecchio de Fossano, cet homme de peu de mots qui se contentait de gestes pour dire ce qu'il pensait. Il a remonté la piste le plus loin possible, sollicité les témoins, la famille. Sous sa plume vivace, cette vie minuscule devient grande et nous suivons les méandres d'une existence rude et routinière abreuvée au vin lourd du Piémont, un destin tragique désormais inscrit au mémorial de Yad Vashem à Jérusalem sur la liste des Justes parmi les nations. Mais l'historien fait bien plus qu'un portrait attachant. Il rappelle ce que fut le partenariat entre l'Italie fasciste et l'Allemagne nazie, avec ses conséquences sur des milliers de travailleurs comme Lorenzo. Il s'attarde surtout sur les liens qui se tissent entre le bourgeois de Turin et l'ouvrier de Fossano. Ce dernier était-il conscient de la portée de ses gestes ? Il les a faits, c'est ce qui importe. Lorsqu'il revoit Lorenzo après l'été 1945, Levi comprend « que la marge d'amour qu'il avait pour la vie s'était amenuisée ». Le maçon se noie lentement dans l'alcool et Levi constate : « Il ne buvait pas par vice, mais pour sortir du monde. » Le métier de vivre ne l'intéressait plus. Il en avait trop vu.

La phrase de Si c'est un homme trouve ici un magnifique éclairage. « Je crois que c'est justement à Lorenzo que je dois d'être encore vivant aujourd'hui, non pas tant pour son aide matérielle que pour m'avoir constamment rappelé, par sa présence, par sa façon si simple et si facile d'être bon, qu'il existait encore, en dehors du nôtre, un monde juste, des choses et des êtres encore purs et intègres que ni la corruption ni la barbarie n'avaient contaminés, qui étaient demeurés étrangers à la haine et à la peur ; quelque chose d'indéfinissable, comme une lointaine possibilité de bonté, pour laquelle il valait la peine de se conserver vivant. » C'est tout le sens de cette histoire simple, énigmatique et lumineuse.

Carlo Greppi
Un homme sans mots . L'histoire enfin révélée du sauveur de Primo Levi
JC Lattès
Tirage: 9 000 ex.
Prix: 22,90 € ; 460 p.
ISBN: 9782709672788

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