Interview

Claire Marin : « La fiction fait réfléchir autant que les textes philosophiques » 

Claire Marin : « La fiction fait réfléchir autant que les textes philosophiques » 

Quand l'être que l'on est commence-t-il à être ce qu'il est ? Et comment, malgré l'épreuve, recommencer ? Après Rupture(s) (L'Observatoire, 2019) puis Être à sa place (L'Observatoire, 2022), la philosophe Claire Marin continue de penser l'identité à travers la question des débuts.

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Par Sean Rose,
Créé le 26.04.2023 à 12h05 ,
Mis à jour le 27.04.2023 à 11h30

Livres Hebdo : Dans Rupture(s), vous interrogiez l'idée de césure, mais également celle du recommencement qu'elle permet. Dans Les Débuts (Autrement, 2023), il s'agit de re-commencer, mais de manière sans doute moins violente.

Claire Marin : Il y a aussi dans les débuts une idée d'interruption, quelque chose qui rompt avec l'habitude et nous surprend. Quelque chose apparaît de plus puissant, qu'on n'avait pas imaginé vivre un jour. Si dans la rupture, on a affaire à une sorte de nécessité, à une volonté, quelque chose de plus décidé de la part du sujet, dans les débuts, ça nous tombe quand même dessus.

 

Peut-être n'est-ce qu'une question de perception ? Bergson dit que nous sommes incapables de penser le temps qui n'est que durée, alors nous faisons de fallacieux arrêts sur image.

Certains départs, certaines ruptures se révèlent de faux points de départ, de faux points de rupture. Notre incapacité à penser le flux mais aussi la force de l'émotion nous empêche de voir le radicalement neuf. Chez Bergson, il y a certes cette idée d'explosion – l'élan vital – mais, paradoxalement, il manque à cette pensée de la continuité ces moments tragiques et intenses qui ponctuent l'existence. Sa philosophie parle de la vie, tout en restant en surplomb, à distance de la vie vécue.

 

Le contraire de vous, qui ne faites pas de la philosophie du haut d'une chaire...

Je fais à attention à ne surtout pas mélanger les genres : mes livres ne sont pas des conférences, il y a toujours un fil narratif. Je trouve tellement frustrant d'avoir aimé un philosophe et de me rendre compte qu'il est inaccessible pour qui voudrait le lire. Quand on écrit, on doit écrire pour tout le monde. L'auteur ne s'adresse pas uniquement à lui-même ou à ses pairs en usant d'un jargon excluant. Les philosophes gagneraient à employer une langue simple avec des exemples parlants. Au cours de mes rencontres en librairies, j'étais surprise par le fait que des gens de toutes générations venaient. Certains me disaient : « J'ai cru que ce livre avait été écrit pour moi. » Au-delà du compliment, c'était révélateur d'un manque dans la transmission de la philosophie.

 

Cette fluctuation entre le « je » philosophique neutre et le « je » subjectif de qui vous êtes en tant que personne, avec votre propre histoire, ne caractérise-t-elle pas votre style ?

Une approche désincarnée mettrait entre parenthèses la majeure partie de notre vie. Même les intelligences extrêmement subtiles, à la réflexion très acérée, comme Paul Valéry que j'aime beaucoup, ne nient pas le corps. Le corps de l'autre, c'est notre premier contact. Outre le toucher, sa posture, sa gestuelle, la tessiture de sa voix... l'ensemble de toutes ces choses qui constituent sa présence au monde est ce qui fait notre relation à autrui.

 

Depuis votre tout premier livre Hors de moi (Allia, 2008), l'identité, la quête de soi, est très présente...

On veut nous faire croire que nous avons des identités fixes. Mais l'être est plus fuyant ou glissant qu'on le prétend, le sujet est une question labile. Curieusement, c'est par la littérature et notamment la science-fiction que la question de l'identité m'est apparue de manière saillante. Borges, Kafka, Huxley, Barjavel m'ont permis d'interroger la figure de l'étranger ou le rapport au temps... La fiction fait réfléchir autant que les textes philosophiques. Les séries ou les films aussi. Par exemple, La Mouche de David Cronenberg, sur l'identité et la transformation. L'identité, ce n'est pas tant être identique à soi-même – comme si le moi était figé – que de rester authentique avec soi-même, avec son désir qui est mouvant. C'est éviter les faux-semblants, échapper aux injonctions de la société, du groupe, de la famille, d'autrui. Savoir distinguer ce que je désire vraiment, ma nécessité intérieure, et ce que les autres désirent pour moi. Ceci étant, j'ai aussi besoin de leurs désirs. Mais à quel point ? Peut-être ai-je besoin de ce cadre pour me construire, pour y échapper, pour le faire exploser...

 

Les Lumières, avec leur projet d'émancipation du sujet, n'ont-elles pas engendré l'illusion de pouvoir créer ex nihilo ?

Deleuze le dit bien : la notion même d'auteur est un subterfuge. Il nous invite à une nouvelle humilité philosophique en nous libérant de l'ambition de penser le fondement. Ce présupposé d'un commencement radical s'articule sans doute au fantasme lié à l'image du créateur absolu. On ne pense jamais tout seul. On me reproche parfois de mettre trop de citations mais c'est une question d'honnêteté, ces idées me viennent de ces lectures qui m'ont inspirée. Les auteurs eux-mêmes se sont nourris d'autres auteurs. Les fils de l'écriture ourdissent mon essai, mon récit de vie, comme un tissu entremêlé d'autres pensées, d'autres vies.

 

Tous vos ouvrages ont une teneur existentielle. Les Débuts ne traitent-t-il pas en somme la question que les Anciens nommaient « la vie bonne » – comment vivre ?

Plus modestement, mon idée est de rendre la vie supportable. D'autant que, de la crise climatique à l'instabilité géopolitique ou aux risques de futures pandémies, les défis auxquels nous devons faire face sont tels qu'on est en droit de se demander si on sera capables de les surmonter. Alors que fait-on avec ce qui arrive malgré soi ? Plus généralement, qu'est-ce qu'on fait avec ce qui nous est imposé en termes d'identité, de situation, en termes d'épreuves ? La conscience du tragique, de notre vie ou de notre époque, n'empêche pas la joie, c'est le pari paradoxal de la philosophie pour Clément Rosset : l'obstination dans l'allégresse, cette mélancolie surmontée, se nourrit aussi d'une attention à la réalité, aiguisée par la catastrophe.

 

Avec une telle lucidité, comment retrouver la joie ?

En commençant, peut-être. En recouvrant la joie de nos premiers balbutiements. Merleau-Ponty évoque le babillage, ce langage d'enfant qui ne s'articule pas encore dans une grammaire structurée. J'adore les brouillons. On tâtonne et on avance avec plein de choses qu'on commence sans savoir où l'on va, c'est un peu inchoatif, flou, mais c'est d'une richesse incroyable, on y trouve une multiplicité de langages et des pensées en germes, c'est la liberté totale !

 

Les Débuts nous disent qu'il n'y a pas d'âge pour commencer. Selon vous, commencer n'est-ce pas plus une attitude qu'un moment de la vie ?

À quoi bon commencer ce qu'on ne parviendra sans doute jamais à bien maîtriser ? Un tel argument est paresseux. Apprendre sans l'obsession de la performance, du progrès, cette gratuité-là ajoute au plaisir de la nouveauté. De ce début, on n'attend rien d'autre que le plaisir qu'il procure.

 

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