Québec

Editeurs québécois : objectif Europe

Sylvain Neault, représentant en France d'Ecosociété et de Liber, le octobre devant la brasserie Les Editeurs, à Paris (6e). - Photo Olivier Dion

Editeurs québécois : objectif Europe

Pour tenter de percer, à 6 000 kilomètres du Québec, sur un marché du livre francophone européen saturé, les éditeurs québécois sont de plus en plus nombreux à investir dans une antenne en France. Enquête à la veille du Salon du livre de Montréal, qui attend quelque 120 000 visiteurs du 14 au 19 novembre. Marine Durand

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Par Marine Durand,
Créé le 20.11.2018 à 11h45

Au 1er janvier 2019, Le Quartanier prendra un « vrai » diffuseur en France, Harmonia Mundi. Comme beaucoup d'éditeurs du petit marché québécois (8 millions de lecteurs potentiels), c'est via la Librairie du Québec et son service de diffusion-distribution, Distribution du Nouveau Monde (DNM), que la maison de littérature québécoise lancée en 2002, à Montréal, a mis un premier pied sur le marché français. « Nous avons aussi fait des cessions de droits à la marge. Mais cela a ses inconvénients : l'éditeur va-t-il pouvoir continuer à suivre l'auteur si ses ventes ne sont pas satisfaisantes ? » précise son directeur général Eric de la Rochellière.

Alexandre Sanchez, éditrice, commerciale et attachée de presse de Lux éditeur en France, le octobre devant le café Le Québec, à Saint-Germain-des-Prés.- Photo OLIVIER DION

Vendre des droits ou tenter de s'implanter sous sa marque, tel est le choix auquel sont confrontés depuis des décennies les éditeurs de la Belle Province. Malgré les fortes subventions fédérales et provinciales dont tous bénéficient, « il y a beaucoup de titres qu'on ne pourrait pas publier sans les volumes du marché français », souligne Daniel Desjardins, président des guides de voyage Ulysse, diffusés de longue date par Interforum. « Quand un éditeur québécois vend ses droits, sa marque s'efface. A l'inverse, nous avons toujours essayé de développer notre image », indique-t-il.

C'est aussi la démarche qu'engagent de plus en plus de maisons québécoises nées au milieu des années 2000, en s'appuyant sur un correspondant à Paris. A la rentrée, Le Quartanier fera appel aux services de l'agence Trames pour ses relations presse et ses relations libraires. Il marche dans les pas de Simon Philippe Turcot, le cofondateur des éditions La Peuplade qui, en mars, est « entré sur le marché français avec une équipe déjà prête », et un diffuseur, le CDE. Quant à Rodney Saint-Eloi, fondateur de Mémoires d'encrier (voir encadré p. ), il a recruté en juillet Sophie Barthélémy, l'ex-directrice commerciale de DG Diffusion, pour effectuer un travail de proximité auprès des libraires et des journalistes. Il n'en faut sans doute pas moins pour réussir à s'implanter sur un marché français qualifié de « difficile », voire « protectionniste » par certains. Quelle serait, alors, la recette d'une implantation réussie ?

1. Trouver le bon diffuseur

Après plus d'une décennie chez DG Diffusion, Ecosociété est passé chez Harmonia Mundi en janvier. « Une nouvelle étape, et un diffuseur qui nous correspond mieux  », estime Elodie Comtois, l'une des sept cogérantes de cette maison de sciences humaines. Trouver le diffuseur adapté à son catalogue, et surtout nouer une relation de confiance avec les équipes se révèle primordial lors de l'implantation. Lorsque Simon de Jocas a racheté les éditions Les 400 Coups en 2012, il a constaté une « défaillance dans les rapports avec Volumen. On se contentait d'envoyer les PDF, c'était clairement insuffisant. » Il a donc renoué le dialogue progressivement, et engagé le commercial indépendant Dominique Dupuis pour être sa « voix » auprès des représentants. « On a remonté la pente », se réjouit Simon de Jocas, par ailleurs président de Québec édition, le comité de l'Association nationale des éditeurs de livres (Anel) dédié au rayonnement international de l'édition québécoise.

2. Réduire la distance

« Dans le portefeuille des diffuseurs français, les Québécois ne représentent pas grand-chose face aux Français », abonde Jo Ann Champagne, consultante québécoise à Paris. Elle effectue des contrats de relations publiques pour Québec édition et pour divers éditeurs. C'est d'autant plus important d'aller plus loin avec la surdiffusion », insiste-t-elle. L'effort supplémentaire de surdiffusion permet de compenser l'absence des auteurs, et de « ne pas offrir aux libraires et aux journalistes le prétexte de dire "c'est loin" », note Rodney Saint-Eloi. « J'organise des tournées libraires, je me rends aux salons, je présente les nouveautés aux journalistes », énumère Mary Bisso, indépendante depuis 2015 pour la maison de livres-disques jeunesse La Montagne secrète. Etre sur le même fuseau horaire facilite aussi les échanges avec les interlocuteurs parisiens, mais la principale mission de la poignée de correspondants de l'édition québécoise reste de faire connaître la maison pour laquelle ils travaillent.

« En vingt ans, notre image a bien évolué, se félicite Sylvain Neault, qui représente Ecosociété et Liber en France. Mais les préjugés, chez les professionnels plus que chez les lecteurs, ont la vie dure. On me demande souvent si c'est "écrit en québécois". » Québec édition espère avoir trouvé la parade : depuis 2013, le comité invite chaque année, au moment du Salon de Montréal, une délégation de libraires européens francophones à découvrir le livre québécois. « Il y avait une vraie méconnaissance de la qualité de leur production, témoigne Charlotte Desmousseaux, libraire à La Vie devant soi, à Nantes, qui était du voyage en 2017. Désormais, je suis plus attentive à leur catalogue, je connais mieux leur positionnement. »

3. Gommer son étiquette québécoise

Pour les Québécois et pour les autres, « la saturation du marché est telle qu'il faut proposer quelque chose de nouveau pour se démarquer, pas des projets existants que l'on ferait à la sauce québécoise », analyse Alexandre Sanchez. Intégrée à l'équipe dirigeante de Lux, éditeur de Naomi Klein et de Normand Baillargeon, elle s'est installée à Paris en 2015, et gère aussi bien le commercial, la surdiffusion ou la presse que l'éditorial et les cessions de droits. Dépasser le rempart de l'identité québécoise, qui charrie pas mal de fantasmes, voilà aussi la mission des Québécois en France. Michel Ferron, l'un des pionniers du développement personnel avec sa maison Un Monde différent, se souvient qu'à ses débuts dans l'Hexagone on le regardait « un peu comme un paysan ».

« C'est peut-être plus difficile encore quand on propose de la littérature », relève Pascale Patte-Wilbert, correspondante des éditions Mortagne depuis 1994. C'est pourquoi Simon Philippe Turcot, de La Peuplade, a attendu d'avoir « un catalogue de littérature étrangère fort, et un programme diversifié ». Et si, pour trouver sa place en France, il fallait être plus... français ? A la rentrée de septembre, Lux, qui réalise entre 35 et 50 % de son chiffre d'affaires en Europe, alignait deux auteurs tricolores sur six nouveautés. La maison réfléchit à s'agrandir, et à ouvrir un bureau physique, après être venue à bout d'un dernier obstacle bien français : les démarches administratives.

Éditions de l'Homme

Judith Landry - Groupe Homme- Photo OLIVIER DION

Un bureau historique
L'une des plus grosses maisons d'édition du Québec est aussi une pionnière sur le sol français. Les éditions de l'Homme ont ouvert dès 1979 leur bureau parisien via leur diffuseur-distributeur, les Messageries ADP (aujourd'hui propriété du groupe Québécor). L'antenne hébergée chez Interforum et pilotée par Hélène Murphy Aubry, avec trois salariés, continue à bénéficier d'une entente avec la filiale logistique d'Editis. Mais les lignes pourraient bouger, Editis ayant décidé de balayer un accord vieux d'un demi-siècle en transférant, dès 2019, sa distribution sur le sol québécois d'ADP à la Socadis (groupe Madrigall). Reste que, depuis Montréal, L'Homme prête une oreille attentive
« au point de vue de Paris, pour arrimer nos ouvrages au goût européen », explique sa directrice générale, Judith Landry (photo). Adaptation des couvertures et des argumentaires, définition de la stratégie éditoriale et du plan média : chaque titre bénéficie d'une mise spécifique sur le marché. L'Homme réalise ses plus belles ventes en France dans le développement personnel : Cessez d'être gentils, soyez vrai ! de Thomas D'Ansembourg dépasse les 75 000 ventes en Europe.

Écosociété

Elodie Comtois- Photo DR/ÉCOSOCIÉTÉ

Proposition forte
Jusqu'en 2011, Elodie Comtois ne travaillait pas particulièrement les sorties françaises d'Ecosociété, une maison québécoise de sciences humaines et d'essais fondée par des militants en 1992. « 
Et puis j'ai rencontré Sylvain Neault, qui est devenu notre relais sur la France, la Suisse et la Belgique, raconte la responsable commerciale, communication et presse d'Ecosociété. Nous nous sommes mis à sélectionner les titres, à penser les sorties sur deux territoires différents et à les prévoir beaucoup plus en amont. Désormais, la France représente presque la moitié de notre chiffre d'affaires. » Elodie Comtois a acquis une conviction de ses rendez-vous réguliers avec les libraires français : « Il faut arriver avec une proposition forte, et qu'ils comprennent notre projet. » D'après elle, la maison s'est maintenant taillé une place respectable sur le marché, grâce à quelques grands noms québécois et américains (Alain Deneault, Noam Chomsky), et un long-seller, Le jardinier-maraîcher de Jean-Martin Fortier, paru en 2012 et qui approche les 30 000 ventes dans l'Hexagone.

La Pastèque

Martin et Fred, La Pastèque- Photo CINDY BOYCE

Québécois, vraiment ?
Malgré une série phare avec un titre explicite,
Paul à Québec, La Pastèque, fondée il y a vingt ans par Martin Brault et Frédéric Gauthier (photo), cultive son image « non québécoise ». « Les libraires nous connaissent pour la qualité de nos bandes dessinées et de nos titres jeunesse, pas en tant qu'éditeur québécois », souligne Elisabeth Tielemans, qui représente la maison sur le sol français depuis 2009. Gestion de stocks, événementiel, commercial, communication, mais aussi presse, « car inconsciemment, les journalistes ont besoin d'avoir quelqu'un sur place », cette Française cumule les casquettes. Pour faire face à sa charge de travail, elle s'est adjoint récemment les services de l'éditrice jeunesse Séraphine Menu. Principal avantage, pour Elisabeth Tielemans, à avoir un délégué en France : « Je peux envoyer les livres aux jurys des prix, c'est un système qu'on connaît mal au Québec. » Une stratégie payante puisque, entre 2016 et 2017, Le voleur de sandwichs d'André Marois et Patrick Doyon a remporté le prix des Incorruptibles, tandis que Le facteur de l'espace de Guillaume Perreault était salué d'une Pépite des Lecteurs France-Télévisions.

Mémoire d'encrier

Rodney Saint-Eloi- Photo COPYRIGHT DUMONT WWW.PASCALDUMONT.CA

Libraires partenaires
« 
Je me suis rendu compte que je vendais des droits à quasiment tous les éditeurs français, avec un réel travail de défrichage », explique Rodney Saint-Eloi, fondateur de Mémoire d'encrier. L'éditeur de la « négritude québécoise », qui défend un catalogue marqué par la poésie et les essais, tente l'implantation directe sous son nom depuis son passage chez DG Diffusion, en juillet 2017. « Nos ventes ont été multipliées par dix », se félicite-t-il. Une nouvelle étape a été franchie l'été dernier, où il a embauché Sophie Barthélémy pour la surdiffusion en France. « Les diffuseurs ne peuvent pas tout faire », souligne cette ancienne responsable de DG Diffusion. « J'explique la cohérence du catalogue, les choix de l'éditeur. L'idée est de constituer un panel de libraires partenaires : certains sont plus sensibles aux thématiques amérindiennes, d'autres à la partie haïtienne... » L'auteure innue Naomi Fontaine, finaliste du prix du Public au Salon du livre de Genève et invitée du festival America avec son deuxième roman, Manikanetish, est l'une des figures de proue de la littérature des Premières nations que promeut Mémoire d'encrier.

Un atelier professionnel au Salon de Montréal

Sur le thème « Quelles conditions pour réussir l'implantation d'un éditeur du Québec en Europe ? », Livres Hebdo et le Salon du livre de Montréal organisent, dans le cadre de la journée professionnelle de la manifestation, place Bonaventure (salle de conférences 1, mezzanine sud), avec la collaboration de Québec édition, une table ronde vendredi 16 mars de 14 h 30 à 15 h 30. L'implantation d'un catalogue éditorial en France, en Belgique et en Suisse, demeure, à 6 000 kilomètres de Montréal, un défi complexe à relever pour une maison québécoise. Mylène Bouchard, éditrice à La Peuplade, Frédéric Gauthier, cofondateur de La Pastèque, et Alexandre Sanchez, éditrice France chez Lux éditeur, qui ont été confrontés aux enjeux éditoriaux, logistiques, commerciaux et de promotion qu'il implique, partageront leurs expériences, qui seront croisées avec le regard de libraires français. Le débat sera animé par Fabrice Piault, rédacteur en chef de Livres Hebdo.

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