Avant-critique Roman

Émilienne Malfatto, Rafael Roa, "L'absence est une femme aux cheveux noirs" (Éditions du sous-sol)

Emilienne Malfatto et Rafael Roa - Photo © Philippe Matsas

Émilienne Malfatto, Rafael Roa, "L'absence est une femme aux cheveux noirs" (Éditions du sous-sol)

Avec l'aide du photographe Rafael Roa, Émilienne Malfatto livre un récit éblouissant sur les stigmates de la dictature argentine. Une réalité déchirante contée avec poésie.

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Par Kerenn Elkaim
Créé le 08.04.2024 à 09h00

Se souvenir des disparus. « C'est idiot de se croire à l'abri de l'Histoire. » Voilà pourquoi la grand reporter et écrivaine Émilienne Malfatto se frotte volontairement à elle, de l'autre côté de l'Atlantique. Goncourt du premier roman pour Que sur toi se lamente le Tigre (Elyzad, 2020), Prix Albert-Londres pour Les serpents viendront pour toi (Les Arènes, 2021), Émilienne Malfatto offre ici un livre littéraire glaçant, d'une musicalité saisissante. Elle s'unit au photographe Rafael Roa, portraitiste qui a travaillé sur les violences faites aux femmes et sur la perte de mémoire, et dont le travail correspond parfaitement à cette envie de saisir l'Argentine d'hier et d'aujourd'hui. « J'ai mis du temps à comprendre à quel point la dictature était encore actuelle. Trois cents enfants volés manquent à l'appel, même si les disparus restent disparus, je pensais la page tournée », confie l'autrice. Elle sillonne cette terre déchirée en approchant au plus près des vérités honteuses du coup d'État qui a tout emporté le 24 mars 1976. « C'est un pays qui ment qui ne veut pas se souvenir / C'est un pays étrange où il manque des gens / C'est comme ça. » À savoir 30 000 personnes évaporées du jour au lendemain. « Entre 1976 et 1983, dans près de huit cents centres clandestins de torture et de mort, huit cents centres concentrationnaires où il s'agissait de briser des femmes et des hommes, de les déshumaniser, on a fait disparaître des milliers d'êtres humains. » La technique était radicale : « le Río de la Plata, des cimetières sous-marins, et les fosses communes ici et là. C'est plus discret, plus pratique, pas de corps, pas de crime ». L'horreur d'une ampleur indicible. Ces gens, « on ne sait pas où ils sont / c'est leur caractéristique majeure ils sont nulle part et / partout / à la fois... / trente mille c'est beaucoup / une vraie boîte de Pandore / mieux vaut ne pas en parler ne pas poser de question ». Or c'est précisément ce que fait la journaliste. Elle part en quête de ces lieux hantés ou de ces « identités volées vies volées », n'existant plus que dans les souvenirs des proches, endeuillés, privés d'adieux et de sépultures. « Ça sonne mieux en espagnol / dictadura / tu entends mieux le bruit des bottes. » Mais une chaîne ne s'est jamais brisée : celle de la place de Mai à Buenos Aires où se réunissent tous les jeudis les mères des disparus. « La dictature avait pensé à tout / mais pas à ça / pas aux femmes / symbole de résistance de lutte de cohérence et d'amour le plus important. » Dérangeantes, elles secouent le pouvoir afin de connaître le sort de leur progéniture. « Double douleur, double recherche, un enfant peut-être mort, un petit-enfant peut-être en vie / Est-ce qu'on peut quantifier la douleur ? » Si certaines ont vécu un miracle, d'autres s'éteignent sans la moindre trace de ces fantômes. Dans ce pays, il n'y a pas de mea-culpa, juste un simulacre de justice et tant de larmes simultanées, qui ne sécheront jamais. C'est avec une audace et une sensibilité remarquables qu'Émilienne Malfatto récolte les maux et les silences, pour les transformer en prose inoubliable.

Emilienne Malfatto, Rafael Rodriguez Roa
L'absence est une femme aux cheveux noirs
Éditions du sous-sol
Tirage: 6 000 ex.
Prix: 22 € ; 192 p.
ISBN: 9782364687738

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