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Iconoclasme et censure font, à l’heure actuelle, bon ménage.

Il n’y a hélas pas que les « daechiens » qui détruisent à Palmyre les oeuvres honnies.

Il y a aussi cette juge de Hammersmith, au Royaume-Uni, qui a ordonné en octobre 2015 la destruction d’œuvres qu’elle a déclarées « obscènes » et qui sont des clichés d’enfants pris par Pierre Louÿs et l’artiste allemande Wilhelm von Plüschow, saisis chez le peintre Graham
Ovenden, lui-même poursuivi pour des affaires de mœurs ; et défendu, intellectuellement, entre autres, par David Hockney.

La France a déjà goûté, hélas, dans un passé récent aux desiderata dés élus du Front national qui leur sert de programme culturel. Celui qui est annoncé dans la perspective de leurs victoires aux élections régionales n’est guère plus réjouissant.

Il faudrait aussi réfléchir, dès aujourd’hui, à la démarche de l’artiste Anish Kapoor, qui demande à conserver les  injures racistes maculant son oeuvre exposée dans le parc du Château de Versailles. Et surtout à ses détracteurs qui pensent nécessaire d’effacer ces immondices, lesquelles en disent pourtant long sur la haine, l’antisémitisme et le racisme qui s’emparent de la France.

Aucun texte ne régit en effet, en droit, les oeuvres interdites, qu’elles soient d’art ou qu’il s’agisse de livres.

Les décisions de justice ne mentionnent jamais d’autres préoccupations que le « retrait de la vente » sous astreinte… Bref, libre au bibliothécaire, à qui la décision n’est pas opposable, de conserver le livre en rayon, au risque d’être poursuivi à son tour par celui qui s’estime plagié, violé dans sa vie privée, etc.

Il convient sans doute de faire un cas particulier des ouvrages interdits à la suite d’une décision pénale concernant l’ordre public (par exemple, les livres incitatifs à la haine raciale), qu’il vaut mieux spontanément retirer du prêt… à condition d’être informé de la décision.

Car si nul n’est censé ignorer la loi, peu connaissent toutes les décisions de justice en matière de livres.

Si un livre n’est pas interdit par voie judiciaire, mais par le biais d’un arrêté ministériel, le retrait du prêt s’impose d’autant plus. Mais un ouvrage qui subirait les foudres du ministère de l’Intérieur (pornographie extrême, négationnisme, etc.) a, par essence, peu de chances d’être acheté pour enrichir les collections des médiathèques…

Selon Yves Alix – que l’on présentera comme auteur du Droit d’auteur dans les bibliothèques –, la période récente n’a pas suscité de recommandations spécifiques de la part des associations professionnelles en cas d’interdiction d’un livre. En pratique, les bibliothécaires mettent le livre prohibé en réserve et ne le communiquent que sur demande et avec toutes les précautions qui s’imposent. Yves Alix souligne même que le retrait du prêt évite à un ouvrage entré « grâce à la justice » dans l’histoire littéraire d’être volé.

Claudine Liéber – qui a exercé à l’inspection générale des bibliothèques et signé, avec Françoise Gaudet, Désherber en bibliothèque - confirme cette persistance des Enfers propres à chaque conservateur.

Marie Kuhlmann, Nelly Kuntzmann et Hélène Bellour ont elles-aussi mis le doigt sur cette relative incohérence de la censure en bibliothèque : « Compte tenu de l’hétérogénéité des formations et des statuts, et de la spécificité de chaque configuration politique et idéologique locale, aucune typologie des actes de censure en bibliothèque ne peut faire l’objet d’un consensus »… écrivaient-elles dans Censure et bibliothèque au xxe siècle, qui reste d’une véritable actualité.

Rappelons que c’est dans le climat particulier de répression accrue du livre au xixe siècle que se serait structuré l’Enfer de la Bibliothèque nationale. Le Supplément du Grand Dictionnaire universel de Larousse précise qu’« il existe à la Bibliothèque nationale un dépôt qui n’est jamais ouvert au public : c’est l’Enfer, recueil de tous les dévergondages luxurieux de la plume et du crayon ».

Les livres interdits

Il faut dire que les bibliothécaires ont toujours pris le soin non seulement de mettre en fiches, mais aussi de rassembler et de conserver l’objet de la fureur des censeurs. Ils sont les gardiens des livres interdits.

Certes, l’autodafé a existé, pour la démonstration publique, la beauté de la flambée, l’édification et la satisfaction des masses. Mais le censeur, en bon bibliophile, a toujours pris soin de collecter quelques exemplaires en réserve. Et même, d’organiser savamment cette étrange « collectionnite ».

Il existe d’ailleurs un modèle mythique à ce type d’Enfer : tous les amateurs savent que la plus impressionnante et la plus ancienne des collections de curiosa est conservée à la Bibliothèque vaticane. Mais il est aussi un Enfer, dénommé Réserve spéciale, à la Bibliothèque de l’Arsenal, un Private Case à la British Library, une section réservée à Saint-Petersbourg…

Pascal Pia avait affirmé, en préface à son célèbre travail bibliographique sur Les Livres de l’Enfer que l’accès à ces volumes n’a jamais été plus difficile que celui des autres livres rares et précieux de la Réserve; ce qui demandait toutefois le visa d’un bibliothécaire. Il a reconnu que les requêtes des érudits, pourtant déjà triés sur le volet de la recherche scientifique et universitaire, étaient toutefois examinées « avec une certaine circonspection »…

Renaissance obscurantiste

Méditons, enfin, encore un peu, sur l’iconoclasme qui a frappé l’Europe il y a cinq siècles. Et en particulier les terres où la famille Le Pen et consorts s’annonce comme arrivée ou arrivante.

En 1545, la cathédrale de Nîmes est le théâtre d’une scène devenue familière aux habitants de l’Europe de la Renaissance. Un inconnu lacère « l’image de la benoîte Dame [la Vierge] étant en la chapelle Saint Honoré ou Saint André », ce qui met illico en branle une procession expiatoire organisée par le clergé de la ville et à laquelle la population est tenue d’assister. Il est cependant trop tard, Nîmes et ses environs se montrent depuis longtemps poreux aux idées calvinistes.

Dix ans plus tard, en 1561, les réformés détruisent les statues et l’autel de l’église des Augustins dont ils ont reçu la jouissance par l’évêque de la ville. Dans la foulée, ils s’en prennent derechef à la cathédrale et aux autres églises de Nîmes, Carmes, Jacobins, Clarisses, Bénédictines… Cet épisode est rapporté par l’historien Robert Sauzet et regarde le seul contexte nîmois.

Pourtant, le phénomène s’est répandu sur l’ensemble de l’Europe comme une traînée de poudre au cours des deux décennies précédentes. Les mises en garde contre le péril représenté par les images émaillent depuis longtemps le propos des auteurs humanistes lorsque surviennent, à partir des années 1520, les premiers passages à l’acte iconoclastes des convertis à la Nouvelle religion. À longueur de sermons, le théologien anglais Thomas Netter et le Florentin saint Antonin, par exemple, puis quelques décennies plus tard, le prédicateur alsacien Jean Geiler, ou encore Érasme et Thomas More, parmi de nombreux autres, prêchent contre le poison de la superstition contenu dans certaines images, et ceux de l’idolâtrie, de la concupiscence, des innovations trop audacieuses, des extravagances apocryphes, des excès d’ornement, de désobéissance aux règles du décorum – Érasme, dans Éloge de la folie, raille ceux qui pensent « que s’ils aperçoivent un saint Christophe en bois ou peint, ils ne mourront pas de la journée. »

Injustices et inégalités

Botticelli et Lorenzo du Credi, tombés sous le charme de Savonarole, pour le coup un iconoclaste pur jus, brûlent certaines de leurs Vénus dénudées sous l’influence mauvaise du prédicateur fanatique.

Les abus contre lesquels les humanistes de la Renaissance portent le fer sont connus : enrichissement indécent des puissants et des couches supérieures du clergé, dépravation morale, hypocrisie, impiété, effondrement des valeurs chevaleresques, etc. La liste est longue, certains des dénonciateurs finissent mal.  Thomas More, que son intransigeance et son socialisme anachronique conduisent à l’échafaud, Jan Hus au bûcher pour des raisons voisines, Érasme qui y échappe de peu grâce à son sens de la diplomatie et à ses appuis…

Au milieu du XVIe siècle, le concile de Trente s’efforce de résoudre la crise morale sans précédent que traverse l’Église, ce qui suppose aussi de remettre un peu d’ordre dans l’iconographie religieuse où se concentrent beaucoup de ces dérives dénoncées par les humanistes. Le tribunal de l’Inquisition sera là pour y veiller.

L'ère de Luther

L’Église a beau tenter de calfeutrer les brèches, il est toutefois trop tard, une partie de l’Europe a embrassé les thèses luthériennes depuis une vingtaine d’années quand le pape Paul III convoque ses troupes à Trente en 1545. Depuis une vingtaine d’années aussi, les images de dévotion, sources d’idolâtrie, sont la cible des adeptes les plus zélés des doctrines de Luther. En décembre 1521 à Wittenberg, foyer de la révolution luthérienne, le réformateur radical Andreas Karlstadt lance ses partisans contre les églises de la ville. Des autels sont démolis, des prêtres injuriés, des images brisées, des statues jetées aux flammes. Dans le sillage de cette éruption fondatrice, la fièvre iconoclaste s’étend à l’Allemagne du sud, mais aussi aux prospères cités de la Baltique, Tallin, Riga, Dantzig, à la Suisse évidemment. À la fin de 1523, à Zürich, des groupes d’iconoclastes saccagent plusieurs églises de la ville après que le théologien Léo Jud se soit insurgé contre le culte des saints et la présence des images dans « les temples ».

Quelques mois plus tard, les responsables du nettoyage largement anarchique des écuries d’Augias de l’Église romaine font en sorte de rationaliser les opérations en mettant sur pied une équipe d’une vingtaine de personnes chargée de procéder à l’enlèvement des images présentes dans les églises.

À Strasbourg en 1530, après six années émaillées de troubles iconoclastes, les autorités officiellement de retirer des églises les autels, fonts baptismaux, peintures, spécialement celles qui sont réputées miraculeuses – à Ulm, par exemple, où une représentation du mont des Oliviers suscitent génuflexion et dépôts de « chandelles ».

En Suisse, en Allemagne, le long de la Baltique et dans une moindre mesure la France, l’Angleterre et l’Italie – Pouilles et Calabre notamment où l’Inquisition finira par avoir raison des « mal sentans de la foy », en les massacrant –, sous l’impulsion des théologiens les plus fondamentaux – Ulrich Zwingli, Léo Jud ou Andreas Karlstadt, Clément Ziegler, presque tous auteurs de textes plus ou moins pamphlétaires contre les images… –, le peuple brûle les idoles, investit les églises et brise vitraux, tapisseries, bénitiers, retables, crucifix, s’en prend parfois aux édifices eux-mêmes en attaquant toiture et fondation, détruit les reliques des saints quand elles n’ont pas été mises à l’abri. Et tâche d’en faire autant à l’endroit des autorités quand elles rechignent à se plier à ses pressantes revendications.

La Réforme

Il plane sur la Réforme un air de contestation populaire dans lequel l’iconoclasme, symbole des outrances et du faste dispendieux des puissants sert aussi d’exutoire aux frustrations sociales. Un vent insurrectionnel souffle sur l’Europe. Qui redouble de vigueur dans les années 1550 sous l’influence de la réforme calvinienne.

L’iconoclasme, jusque-là relativement anarchique, s’accomplit désormais de façon plus précise, plus réfléchie si l’on peut dire. Il se ritualise. Ainsi, dans le cas de fresque compliquée à détruire et avant de les recouvrir de chaux, certaines parties des peintures sont scrupuleusement martelées, les visages en particulier.

A la cathédrale de Bourges, un Christ bénissant est privée de sa main droite (celle qui bénit) quand la gauche, porteuse du Livre, est épargnée ; à l’église Saint-Pierre à Saumur, des hommes tirent sur les statues idolâtres afin de démontrer qu’elles n’ont « point de puissance ! », raconte un témoin, car si elles en avaient, elles « ne souffriraient qu’on les brûlât ! »

Souvent, on s’acharne sur les statues représentant saint Pierre en raison de son rapport avec l’Église de Rome. Mais l’iconoclasme finit par ressembler à de l’idolâtrie à l’envers. Avant d’être détruite, ou « mise à mort », l’image-idole passe devant un tribunal populaire, est torturée le cas échéant, puis exécutée. À Bâle en 1529, la population de la ville traîne à travers les rues un crucifix qu’elle défie : « Si tu es Dieu, défends-toi ».

À Orange, déjà, se répète le même type de scène et à Angoulême, alors qu’un Christ est jeté au feu, un habitant s’écrie : « Si tu es Dieu, lève-toi pour faire un miracle ». Quant aux artistes obstinés à produire des œuvres pieuses dans les cités gagnées à la Réforme, ils sont en général mis aux fers, les opiniâtres, les définitivement irrécupérables finissent sous la torture. Certains partisans de la Réforme mais dubitatifs face aux extrémités de leurs amis iconoclastes, s’inquiètent.

Force magique

Tôt conscient des égarements que porte en germe l’iconoclasme, Luther et ses compagnons plus modérés tentent de tempérer les ardeurs des jusqu’aux-boutistes en contrecarrant la fureur destructrice par la neutralisation théorique des images. Ils rappellent que l’image est d’abord le produit d’un artiste avant d’être, éventuellement, investie par les dévots d’une force magique, que c’est la place où elle est située dans l’église qui lui donne sa dimension idolâtre. En soi, l’image n’est que « matière morte », pour reprendre une formule de l’historienne Stéphanie Katz.

Mais le bon sens de Luther est également motivé par la prudence et la volonté de ménager ses puissants adversaires en réduisant le plus possible les désordres liés à la révolution qui s’opère. Et puis pour le père du protestantisme, les images sont, avec les pamphlets, un prodigieux moyen de diffusion de sa doctrine et de ridiculisation du camp opposé.

D’ailleurs, les pamphlétaires iconoclastes ne manquaient pas d’humour. Dans la Complainte des pauvres idoles et images des temples injustement persécutées (1530), cité par Olivier Christin, une statue parle avec tristesse de sa condition :
« Je suis un tronc de bois plein de vermine
Rongé par tout, tant en haut comme en bas
Je n’ai talons, jambes, cuisses ni bras
Tête, ni cou, ventre, épaules, ni dos
Que vermoulus ne soient jusqu’aux os. 
»

Il n’est pas certain que de Daech au Front national, les nouveaux censeurs aient autant de recul sur ce qu’ils préconisent.
 

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