Véronique Courjault vient d’être remise en liberté conditionnelle sous réserve «  de ne pas communiquer avec la presse  », aux dires de son avocate. Je n’ai pas examiné l’ordonnance permettant à cette femme qui a tué trois de ses bébés de sortir aujourd’hui de prison, après trois ans et demi d’incarcération. Mais gageons que cette forme de double peine que constitue la restriction à sa liberté d’expression ne doit pas se limiter à la presse et lui interdit toute publication de livre — que ce soit d’ailleurs pour raconter ; tenter d’expliquer ; éviter à d’autres femmes déniant leur grossesse de commettre de tels gestes ; etc. Bertrand Cantat était également sorti de sa cellule, à l’automne 2007, avec pour condition particulière l’interdiction de «  diffuser tout ouvrage ou oeuvre audiovisuelle dont il serait l'auteur ou le co-auteur qui porterait sur l'infraction commise et d'intervenir publiquement en rapport avec cette infraction  ». Il s’agissait, là encore, d’une décision des juges ayant statué sur sa demande de mise en liberté conditionnelle, qui heurtait le principe de liberté d’expression, en théorie pourtant cher au droit français. Mais ces nouvelles interdictions s’inscrivent dans la droite ligne d’une série de mesures désormais coutumières du paysage juridique français. C’est très exactement depuis la loi du 9 mars 2004, dite aussi « Perben II », qu’est interdite, en France, la publication d’un livre, non pas en raison de ce qu’il contient, mais en raison de celui qui l’écrit. Peu importe que l’auteur veuille y clamer son innocence, dénoncer les conditions de détention, expliquer son geste et pourquoi il en est arrivé à le perpétrer, voire même qu’il désire s’excuser. Sade a bénéficié de son vivant de périodes (certes courtes) de liberté plus ou moins conditionnelle. La loi « Perben II » semble conçue pour le père des Crimes de l’amour . Elle a en tout cas des allures de lettre de cachet. L’ancien Garde des Sceaux (de 2002 à 2005) a en effet développé une conception du droit français du XXIème siècle digne de l’Ancien régime. Il aurait été ravi d’avoir un Sade sous le fer de sa main, que ne gainait aucun gant de velours. Alors, à défaut d’un Marquis libertin à pilonner ou à vouer au pilori, Perben prit prétexte d’un livre de Patrick Henry, assassin reconverti dans le deal de shit et l’abordage des têtes de gondole du rayon culture des hypermarchés, pour faire adopter la loi la plus liberticide de la liberté d’expression que la France ait connu depuis deux siècles. Peut-on priver un criminel de ses droits d’auteur ? La question n’est pas vraiment nouvelle, puisque le problème s’est déjà présenté dans l’Allemagne de l’après-guerre, confrontée aux documents photographiques sur la vie – ou plutôt la mort – dans les camps de concentration qui avaient pour auteurs… des militaires nazis. L’Etat d’Israël, qui détient le manuscrit des Mémoires d’Eichmann, a connu le même type de difficulté. Eichmann a laissé 1 200 pages, rédigées pendant son procès pour crime contre l’humanité. Il y reconnaît la Shoah, tout en cherchant à atténuer sa propre responsabilité. Israël délivre gratuitement depuis 1990 des transcriptions de ce texte. Mais le vendre en librairie nécessiterait de verser, là encore, des droits d’auteur au fils de l’ex-dignitaire nazi. De nombreux Etats américains ont adopté des législations pour empêcher que des criminels tirent profit de l’exploitation commerciale de leurs actes. Les systèmes en vigueur, qui visaient à l’origine les autobiographies de serial-killers , varient d’un Etat à un autre en fonction de la nature des faits, de l’irresponsabilité pénale liée à l’état de démence, etc. Mais de tels mécanismes juridiques peuvent être aisément contournés. L’éditeur peut prendre en charge les honoraires d’avocat au lieu de verser directement des royalties à son auteur criminel… Au Canada — où la province de l’Ontario a imité, depuis 1994, les Etats-Unis —, certains spécialistes ont démontré la relative inefficacité de ces dispositifs. Ils se révèlent en effet techniquement inopérants à l’encontre, par exemple, des livres signés par les épouses des criminels. Sans compter que la conception française de la propriété littéraire et artistique tolère difficilement l’instauration de régimes particuliers qui sanctionnent des auteurs en fonction de leur passé ou de leurs actes. Le droit d’auteur est, de ce côté-ci de l’Atlantique, indifférent au genre de l’œuvre et à la personnalité de l’écrivain. C’est pourquoi la loi de 2004 avait choisi de viser plus haut, en ne privant plus de droits d’auteur les criminels, mais en leur interdisant d’écrire. Il suffisait d’y penser… et d’oser. Et ce sans avoir peur des contradictions et du ridicule, qui lui, c’est vrai, ne tue pas (d’enfants en tout cas).  
15.10 2013

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