Chez les heureux du monde. En ce temps-là, l'avenir promettait de durer longtemps. Un an auparavant, un joli mois de mai avait fait semblant pour la galerie de rebattre les cartes. Mais voilà, chez les heureux du monde rien ne paraissait devoir changer jamais. Paris, juillet 1969. La ville retient son souffle. Les Américains s'apprêtent à marcher sur la Lune. Dans les appartements des beaux quartiers, une rêveuse bourgeoisie échange des secrets complices autour de la lecture d'Histoire d'O. Eddy Merckx écrase de toute sa classe le Tour de France cycliste. Dans les salles de cinéma, des jeunes femmes désœuvrées se donnent à peu de frais le frisson de l'adultère devant la beauté glaciale de Stéphane Audran, « femme infidèle » de Chabrol. On prend des nouvelles du monde au Drugstore avec des journalistes de Paris Match ou au zinc des cafés à la lecture de France Soir. Dont l'édition du soir en date du 16 juillet comprend cette petite annonce : « Perdu 16 juillet après-midi quartier Champs-Élysées, anneau argent avec inscription : Katerine-6-5-9. Forte récompense. Répondre au journal qui transmettra ». À la lecture de ces lignes, le sang de Skip ne fait qu'un tour. Cet anneau, une alliance, c'est lui qui l'a. Et pour cause, il l'a volé, étant pickpocket de son état. Katerine est la femme de l'homme à qui il l'a dérobé, Grégoire Molyneux, un caïd de la finance. Voyou sans cause et fasciné, Skip va peu à peu et à distance guetter tous les faits et gestes de ce couple. Au risque de s'y perdre ou que s'égarent à leur tour les intéressés...

Curieux livre. À la fois glacé et brûlant de passions mal éteintes. Le pickpocket des Champs-Élysées, nouveau roman de Jean-Hubert Gailliot, confirme après Le Soleil et Actions spéciales (l'Olivier 2014 et 2021) l'absolue singularité élégante de l'écrivain, par ailleurs éditeur à l'enseigne de la maison Tristram. C'est une chanson douce, presque pernicieuse, au charme puissant. Gailliot fait faire, à l'instar de l'axiome truffaldien, « de jolies choses à de jolies femmes » (et hommes, tant on n'est pas près d'oublier la douleur butée de son héros). Les femmes donc y sont rêveuses comme chez Sagan, les hommes entre chien et loup comme chez Modiano. Sans cesse, la réalité s'estompe, s'enfuit, se dissimule.