Textes courts/France 12 septembre Philippe Delerm

Depuis le triomphe de La première gorgée de bière et autres plaisirs minuscules (« L'arpenteur », Gallimard, 1997), qui en est à 1,2 million d'exemplaires en grand format, toujours pas repris en poche parce que, à la divine surprise de l'auteur lui-même, il s'en vend chaque année encore 15 000 copies, Philippe Delerm est considéré comme le maître de la « forme courte » ou du « texte bref », un genre littéraire nouveau relativement malaisé à définir, et qu'il aurait inventé, entre la poésie et le roman. A un moment, avec quelques autres (Eric Holder, ou Pierre Autin-Grenier, par exemple), il fut question de créer un mouvement, baptisé ironiquement par la critique les « moins-que-rien ». Mais la tentative a tourné court, et Delerm se retrouve seul dans son école. Ce qui, pour un professeur à la retraite, habitué au public, au regard des autres, fait un peu drôle.

Il s'en est remis à sa façon, en observant le comportement des gens tout autour de lui, à la manière d'un La Fontaine ou d'un La Bruyère, classiques dont il se revendique modestement, avec acuité, finesse, et un penchant assumé à la moquerie. Jamais méchante, parfois caustique, voire un brin misanthrope. Il assume, tout heureux de faire pièce à ceux qui traitent sa littérature de nunuche ou gnangnan. Rien de feel-good ici, une tendance qui, dit-il, le fait « vomir ». Depuis La tranchée d'Arenberg et autres voluptés sportives (Panama, 2007), puis ses trois recueils de « petites phrases » aux titres savoureux, Ma grand-mère avait les mêmes, Je vais passer pour un vieux con et Et vous avez eu beau temps ? (Seuil, 2008, 2012, 2017), l'écrivain a décidé de composer des recueils thématiques. Le voici aujourd'hui qui s'intéresse à certains de nos gestes quotidiens, méticuleusement observés, soigneusement décrits, et dont il essaie de tirer des généralités qui disent l'époque (le selfie, par exemple, étant une invention récente) et touchent à l'universel.

Ainsi il sera question par exemple du tireur à la pétanque, et de la façon esthétique qu'il a de retenir sa boule dans sa main, dans un geste en suspension, avant de la lâcher ; de ces tennismen poseurs, très fiers de parvenir à ramasser leurs balles en les coinçant entre leur raquette et leur chaussure ; de ces voyageurs qui se font un plaisir, même s'il reste de la place dans le train, de déloger la malheureuse qui s'est installée à leur place ; de ces machos qui excellent à manœuvrer leur volant de la paume de la main lorsqu'ils reculent ; ou de la façon « artiste » dont on replie sur elles-mêmes les manches longues de nos chemises : deux fois, pas plus... Plus « culturellement », le moraliste nous fait partager son enthousiasme pour les mains de la Joconde et leur position modeste, ou encore certains coins secrets de Venise, la ville de prédilection de ce voyageur qui ne voyage guère.

Chaque texte, fruit d'un labeur quotidien sur des cahiers d'écolier abondamment raturés, tient en deux ou trois pages. Peu d'effets apparents, aucun gras. Grâces soient rendues à Jules Renard ou Paul Léautaud, que Philippe Delerm appelle ses « profs de sveltesse ». Et tant mieux si le lecteur éprouve une impression d'évidence, de facilité, et se reconnaît ici ou là. Ça prouve que notre auteur a mis dans le mille. Dans le cent mille même, chiffre de ventes moyennes en grand format de tous ses derniers livres.

Philippe Delerm
L’extase du selfie : et autres gestes qui nous disent
Seuil
Tirage: 50 000 ex.
Prix: 15 euros ; 156 p.
ISBN: 9782021342826

Les dernières
actualités