LES NOUVELLES BOSS DE L'ÉDITION 3/5

Karina Hocine, corde sensible

Karina Hocine - Photo Olivier Dion

Karina Hocine, corde sensible

Secrétaire générale de Gallimard depuis février, Karina Hocine s'est entourée d'un cercle loyal de romanciers prestigieux au fil d'une carrière également marquée par ses sensibilités politique et journalistique. Troisième volet de notre série de cinq portraits des « nouvelles boss de l'édition ». _ par

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Par Isabel Contreras
Créé le 05.10.2019 à 16h21

Scène récurrente : attablée à la terrasse de Casa Bini, trattoria prisée du 6e arrondissement, Karina Hocine déjeune en tête à tête avec sa romancière étoile, Delphine de Vigan. Légèrement penchée vers l'avant, le dos droit, les gestes de la nouvelle secrétaire générale de Gallimard, 53 ans, nommée en février, invitent la confidence. Le regard concentré, elle édite à ciel ouvert. « Ce rendez-vous cristallise notre relation, explique l'éditrice. Nous discutons de tout : des idées qui donneront naissance à son prochain roman, mais aussi d'une collaboration avec un journal, d'un ressenti en écoutant une émission, d'un discours politique, d'un film qu'on est allées voir toutes les deux... de tout ce qui nous touche, des bruits du monde. ». Cette relation professionnelle, devenue amicale, cristallise aussi un trait de son caractère. En apparence frêle, Karina Hocine puise sa force dans sa capacité d'écoute et d'observation.

Karina Hocine dans son bureau à Paris.- Photo OLIVIER DION

Elle grandit à Metz au sein d'une famille « à la lisière de tous les mondes ». Ses parents de culture musulmane, « mais peu engagés dans la communauté », tiennent l'hôtel de la Cathédrale, où ils élèvent leurs six enfants dans le cosmopolitisme de leurs origines, de la Kabylie algérienne à l'Italie en passant par l'Europe de l'Est. Scolarisés chez les Jésuites, « nous n'avons jamais eu de conscience de classe », observe l'éditrice. Son père, grand lecteur, nourrit la grande bibliothèque familiale tandis que ses « très chères » tantes italiennes, qu'elle retrouve durant les vacances, éveillent son imaginaire rêveur avec des romans des années cinquante. « Grâce à elles, j'éprouve mes premières émotions livresques. Être aussi affectée par la lecture n'est toutefois pas un atout dans la vie. Les gens qui lisent trop ont quelquefois un rapport au réel différent, tout comme les écrivains. C'est sans doute dans cette faille que naît notre complicité avec les romanciers. Nous partageons cela ».

Sportive

Dans sa jeunesse, cette infatigable sportive se passionne pour le tennis, pratique qu'elle laisse aujourd'hui à son mari, Cyrille Bellanger, conseiller éditorial auprès des entreprises « et passionné de politique intérieure », ajoute- t-elle, amusée. Le couple, parents d'un jeune lycéen, partage deux passions en plus de la littérature : la politique et la presse. Deux domaines qui concernent aussi l'éditrice, jadis militante de centre droit auprès de Raymond Barre, à la fin des années 1980. « J'ai eu envie de défendre des valeurs, des projets de société. Ma famille vient d'un monde qui, dans les années 1970, était encore traversé par les idéologies », explique-t-elle un soir d'août, assise à son bureau du 5 rue Gaston Gallimard.

Etudiante d'histoire ancienne, c'est grâce à son réseau politique qu'elle rencontre diverses personnalités dont celui qui deviendra son premier patron, Jacques Ourevitch. Cofondateur d'Europe1, ce patron de presse avait créé à la fin des années 1970 la Société éditrice des journalistes associés, composée d'une vingtaine de salariés qui rédigeaient des lettres confidentielles aussi hétéroclites que La lettre du golf ou Lu, « modeste concurrent » de Lire. « Karina m'a demandé un job. Je lui ai confié La lettre du golf avant de la nommer, quelques années plus tard, rédactrice en chef du groupe. Elle était très cultivée, pleine de charme et pas du tout mondaine », se souvient Jacques Oure- vitch. « Piètre journaliste sportive », selon ses propres mots, Karina Hocine voit « naître son rapport au texte à cette période-là ». Elle étire les heures pour parvenir à signer des critiques chez Lu, désireuse de se rapprocher de la littérature. « J'ai sans doute signé le tout premier papier sur le premier roman de Nina Bouraoui », se souvient-elle. Elle se constitue, « un peu en souterrain », un réseau dans l'édition. « Alors chez Robert Laffont, l'éditeur Bertrand Favreul me recommande Karina. Je me souviens d'avoir été séduite par son ouverture d'esprit. Nous la formons avec Laurent Laffont, mais elle apprend très vite », raconte Isabelle Laffont qui l'embauche comme éditrice junior chez J-C Lattès en 1995. « Dans la joie », Karina Hocine adapte « ses réflexes journalistiques » afin d'éditer des textes littéraires.

Fidélité

Si elle débute avec un succès en non-fiction sur le dopage en cyclisme (Secret défonce : Ma vérité sur le dopage, d'Erwann Mentheour, JC Lattès 1999), l'éditrice alors âgée de 28 ans se tourne rapidement vers la fiction. Elle commence à défendre des romanciers qui partagent son univers esthétique, constitué « de territoires vastes, de nature à l'état pur comme de huis clos familiaux ». « J'aime le temps qui passe. J'aime toutes les émotions qui sont provoquées par ce passage du temps », confie-t-elle. Avec ses écrivains, elle cultive affectueusement la fidélité, en s'adaptant, en toute subtilité, à leurs besoins. « On vit avec nos auteurs, comme sous perfusion », lance-t-elle. Delphine de Vigan, qu'elle publie depuis son deuxième roman, note que Karina Hocine est, pour elle, « à la bonne distance, ni trop près ni trop loin, et pose toujours les bonnes questions. Elle sait que j'attends d'elle un regard critique, malgré l'amitié qui nous unit. Et j'ai le sentiment qu'elle arrive à faire la part des choses ».

L'auteure du best-seller Rien ne s'oppose à la nuit l'a déclaré dans d'autres occasions : elle fréquente son éditrice lorsqu'elle conçoit son prochain livre, avant de s'enfermer dans l'écriture et de ne revenir la voir qu'une fois l'œuvre achevée. « Karina n'intervient jamais sur le texte à proprement parler. Elle interroge, suggère, sans pour autant se montrer directive ou intrusive. Surtout, elle est capable d'écouter, de se remettre en question et d'admettre (rarement) qu'elle s'est trompée », poursuit-elle. L'accompagnement de Monica Sabolo se veut plus régulier. « Disons que j'ai besoin de validation en cours de route, lâche l'écrivaine, ancienne rédactrice en chef culture de Grazia. Je lui envoie 100 000 caractères au compte-gouttes. Ses remarques sont toujours fondamentales sur le fond, très précises. Elle représente pour moi une travailleuse acharnée et multitâche, toujours présente quand il le faut, pleine de petites attentions. »

Complicité

Monica Sabolo met en avant la complicité qui s'est créée avec son éditrice, qu'elle connaît depuis vingt ans. Elle se souvient d'un fou rire dans un train ou d'une longue balade aquatique, palmes, masque et tuba au rendez-vous, dans les eaux turquoise de la Côte d'Azur. Cette « vibration commune » est moins évidente pour Karine Tuil qui est éditée par Karina Hocine depuis seulement quelques mois. Toutefois, « j'apprécie qu'elle ne soit pas dans la confrontation. Sa franchise est empreinte de délicatesse. Tout en ayant l'esprit d'équipe, elle arrive à vous donner l'impression d'être unique », souligne l'auteure des Choses humaines.

Désormais, Karina Hocine s'intègre dans une maison, aussi institutionnelle que Gallimard, en tant que « trait d'union » entre les équipes et Antoine Gallimard. « Je n'imaginais pas qu'on puisse faire le chemin d'une estime professionnelle en un jour. Mais j'ai tout de suite aimé cette équipe, talentueuse, investie, et les défis posés par cette maison, riche de son histoire, ancrée dans notre époque et si inspirante pour l'avenir ».

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