22 août > Roman Autriche > Franzobel

C’est un naufrage spectaculaire, dantesque, élevé au rang de légende par la toile, elle aussi immense, de Géricault. L’histoire est assez bien documentée depuis les récits des survivants, les travaux historiques et le roman d’Erik Emptaz (La malédiction de la Méduse, Grasset, 2005). Voici en quelque sorte la version autrichienne du célèbre naufrage. On la dirait inspirée par l’actionnisme viennois, ce mouvement artistique radical et assez trash des années 1960, tant il est question de chairs meurtries, de sang et autres sécrétions plus ou moins répugnantes.

Franzobel n’y va pas avec le dos de la cuiller. Avec lui, cela tangue un maximum et il faut s’accrocher au bastingage. Le désastre est total: les marins sont tous des soudards vérolés et le capitaine un crétin. Tout cela n’est pas faux, mais rappelons les faits. Le 17 juin 1816, quatre frégates de la flotte française quittent Rochefort sous les ordres du comte de Chaumareix avec pour mission de reprendre le Sénégal aux Anglais. L’une d’elles, La Méduse, s’échoue en pleine mer sur un banc de sable au large de la Mauritanie à la suite d’une lourde faute de navigation. Cent cinquante rescapés prennent place sur un radeau de fortune. Sans provisions, ils sont contraints de s’entre-tuer pour survivre, se nourrissant de la chair des cadavres.

Cette dérive infernale n’occupe que la seconde moitié du roman de Franzobel. Mais la première, sur la vie quotidienne du navire, est tout aussi épouvantable. Ce ne sont que brutalités, sévices et violences. Une vraie nef des fous, où tout semble possible, jusqu’aux limites du pire.

Victor Aisen, le personnage principal de cette dérive de déments, est le souffre-douleur - le mot est faible - d’un cuisinier au bec-de-lièvre particulièrement sadique. La scène des vers dans la nourriture est d’une telle force qu’elle renvoie à celle du Cuirassé Potemkine d’Eisenstein.

Alors on imagine la suite, après le naufrage. C’est du Grand-Guignol sur l’eau. Franzobel projette sur cette embarcation de fortune des éclaboussures d’histoire. Son côté outrancier fait penser à Tarantino ou aux frères Coen. Il y a du vrai, du vraisemblable et de l’impensable.

Mais derrière l’excès, il y a la réflexion. On voit bien le radeau, métaphore de la vie, celui où nous sommes tous, mais où heureusement nous ne nous entre-dévorons pas systématiquement. Là où il n’y a pas de pain, il n’y a pas de loi. La sentence est aussi simple que déprimante. Elle autorise tous les excès, à la limite de l’insane. Enfin, cette fantaisie marine fait réfléchir à ces embarcations précaires qui sombrent souvent en Méditerranée. Car, comme pour La Méduse, le naufrage aurait pu être évité.

Franzobel - pseudonyme de Stefan Griebl - a reçu le prix Nicolas-Born et A ce point de folie, dont le titre original était tout simplement "Le radeau de La Méduse" - Das Floß der Medusa -, figurait parmi les trois derniers ouvrages en lice pour le prestigieux Deutscher Buchpreis (prix du Livre allemand) en 2017. Il ne devrait pas sombrer dans l’oubli en cette rentrée littéraire. Laurent Lemire

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