Roman/France 6 mars Delphine de Vigan

Michka s'en va. Ou plutôt, c'est le monde qui la quitte. Et d'abord par ce qui toujours lui a donné du sens, les mots. Ces mots, qui furent dans sa vie comme un pays d'accueil lorsque, correctrice dans un journal, elle traquait fautes de syntaxe, erreurs de conjugaison ou répétitions. Ces mots, qui furent aussi pour cette grande lectrice ceux de Doris Lessing, de Sylvia Plath ou de Virginia Woolf, par une triste ironie du sort, la fuient, jouent à cache-cache entre signifiant et signifié. Rien ne va plus. Michka rentre toute floue, toute incertaine, désormais dans la vieillesse, dans le tremblé du réel. Alors que son état de santé l'oblige à quitter son appartement pour un établissement gériatrique et médicalisé, serait-elle croyante qu'elle pourrait elle aussi psalmodier comme dans l'évangile, « reste avec nous Seigneur, car le soir tombe et le jour déjà touche à sa fin »...

Pourtant, l'accompagnant sur ses chemins irrémédiablement buissonniers, restant avec elle, il y a Marie et il y a Jérôme. La première, voisine, depuis l'enfance, de Michka, fut pour elle comme une fille ; le second, jeune homme solitaire d'une trentaine d'années, est son orthophoniste, qui essaie avec elle, et elle n'y met pas toujours une très bonne volonté, de combattre l'avancée de la maladie. Marie attend un enfant et ne sait pas très bien que faire de ça. Jérôme, lui, pourrait mettre de côté sa colère et son chagrin pour partir à la recherche de son père, qu'il n'a pas connu. Michka, qui s'y connaît en matière de solitudes, va les aider à sa façon, désordonnée et généreuse. L'une et l'autre sauront s'en montrer reconnaissants.

C'est ce réseau si fin et si fragile de reconnaissances infinies, liant autant d'êtres égarés, qui compose la trame des Gratitudes, le nouveau roman de Delphine de Vigan. La romancière à succès (mérité) de No et moi, Rien ne s'oppose à la nuit ou D'après une histoire vraie (Lattès, 2007, 2011 et 2015) sait avec élégance s'y remettre en question, y interroger la nature même de son propre travail.

D'abord, Les gratitudes dialogue subtilement avec son précédent livre, Les loyautés (Lattès, 2018). Là l'adolescence, ici la vieillesse, partout d'identiques égarements, partout l'ordre de la tristesse et du courage. Pour cela, dans ce texte bref, tendu et gorgé de tendresse, choral, Delphine de Vigan s'en remet essentiellement aux dialogues afin de montrer sans cesse par l'exemple ce qu'il en est d'une vie qui fuit lorsque les mots s'enfuient. Se tenant à l'orée du cucul, elle parvient à n'y tomber jamais. Surtout, le « motif caché dans le tapis » dans ce livre, ce sont moins les mots en allés qu'une belle réflexion sur le « métier » de les ordonner, de prétendre follement que cela peut aussi donner un ordre au monde. Vivre c'est écrire, nous laisse à penser la romancière. Mourir, ce sera de ne plus pouvoir le faire. Lorsque tombent ensemble le soir et les mots.

Delphine de Vigan
Les gratitudes
JC Lattès
Tirage: 160 000 EX.
Prix: 17 EUROS ; 130 P.
ISBN: 9782709663960

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