Portrait 

Les essais transformés de Stéphanie Chevrier

Stéphanie Chevrier, présidente des éditions La Découverte - Photo OLIVIER DION

Les essais transformés de Stéphanie Chevrier

Depuis cinq ans à la tête de La Découverte, qui fête ses quarante ans, la fondatrice de Don Quichotte a su imprimer sa patte tout en respectant l'esprit insufflé par François Maspero et poursuivi par François Gèze.

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Par Sean Rose
Créé le 12.06.2023 à 15h57

Alors qu'elle était étudiante à la Sorbonne, chaque fois qu'elle passait devant la pochothèque Hachette sise au croisement du boulevard Saint-Michel et du boulevard Saint-Germain, Stéphanie Chevrier se disait qu'elle aimerait travailler dans le livre « sans savoir au juste en quoi consistait le métier ». C'était il y a longtemps, et aujourd'hui nul mieux qu'elle ne les connaît, ces rouages de l'édition. Celle qui tient depuis cinq ans les rênes de La Découverte et qui a été nommée en automne 2021 directrice des éditions Julliard se souvient de son arrivée à la tête de la maison d'édition de sciences humaines et sociales fondée par François Maspero... L'insigne maison fête officiellement en juin ses quarante ans d'existence, incarnant dans un climat général de vigilance, voire de prudence fébrile, la dynamique résilience du domaine des essais et des documents. Mutatis mutandis, dans le vertige de l'info en continu et en période de pandémie, des fake news sur les réseaux sociaux, le public ressent peut-être le besoin de faire pause pour tenter de comprendre le monde tel qu'il ne va pas. Et y résister en ouvrant un livre ! Lire pour agir, tel serait le credo de La Découverte, maison qui avait repris le flambeau des éditions François Maspero (créées en 1959) et dont l'éponyme fondateur avait confié les clés à François Gèze afin de poursuivre son travail d'exploration des divers champs des sciences humaines : anthropologie (Charles Stépanoff), philosophie, sociologie et histoire des sciences (Étienne Balibar, Bruno Latour, Isabelle Stengers), histoire ancienne (Pierre Vidal-Naquet), moderne (Jérémie Foa) ou contemporaine (François Jarrige)...

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Affiche pour les 40 ans de La Découverte.- Photo OLIVIER DION

Esprit, es-tu là ?

Avoir pris un crieur pour emblème n'avait rien d'innocent. Bien sûr, à l'époque de sa création en 1983, ce crieur, toujours en veille, qui avertit, était indépendant. En 1998, La Découverte rejoint le groupe Havas (devenu Vivendi Universal Publishing en 2001, puis Editis en 2004)... Quoique intégrée dans un groupe, la maison dirigée par François Gèze, puis en 2014 par Hugues Jallon, qui y fut longtemps directeur littéraire, respecte l'esprit insufflé par Maspero. À ce jour, la maison, forte de ses 24 salariés et d'une production annuelle de quelque 160 titres (dont trente nouvelles éditions et une trentaine de revues), fait encore figure de référence et de résistance dans le paysage de la non-fiction, où la pression économique est forte et la tentation non moins de publier des ouvrages plus sensationnels que profonds. Comment l'expli-quer ? D'une part, explique -Pascale Iltis, attachée de presse historique de la maison, « faire un ouvrage d'anthropologie comme on écrit un roman, avec cette idée de récit à la manière de Nastassja -Martin » ; d'autre part, « il y a une dizaine d'années, ajoute Stéphanie Chevrier, se sont développées dans les médias de nouveaux espaces, des pages "idées", prêtes à accueillir nos livres ».

Quand on pense à quelqu'un pour succéder à Hugues Jallon, nommé en 2018 à la présidence du Seuil, l'éditrice et fondatrice des éditions Don -Quichotte a le profil. Expérimentée - un passage chez Calmann-Lévy, dont un détour du côté de l'inprint grand public -éditions Numéro un - et idéologiquement compatible. « Il y avait des livres chez Don Quichotte qui auraient pu être publiés par La Découverte, et inversement », -souligne Stéphanie Chevrier. La gageure n'a cependant pas été des moindres pour la nouvelle présidente qui venait de la littérature générale. « Pas le même étiage, des tirages à 4 000, sans trop de best--sellers, j'ai passé six mois à écouter, regarder et lire surtout... » Tout en respectant l'héritage, elle ré--oriente : « Essais et sciences humaines étaient à parts égales. Aujourd'hui c'est 85 % pour les sciences humaines et 25 % d'essais. » À côté de labels devenus emblématiques tels que « Les Empêcheurs de penser en rond » (« né du coup d'audace d'un laboratoire pharmaceutique, non sans friction ») ou « Zones », que Grégoire Chamayou dédie à la contre-culture, Stéphanie Chevrier innove avec des collections en histoire, « À la source » et «  -Histoire-monde », dirigées respectivement par Clémentine Vidal-Naquet et Pierre Singaravélou, ou en « Sciences sociales du vivant », dirigée par Bernard Lahire (2019-2020). En 2022 sont investis les « terrains philosophiques » (nom de la collection dirigée par Yves Citton et Mathieu Potte-Bonneville). Au printemps de cette année, une co--édition avec Delcourt est lancée pour adapter les titres de sciences humaines de la maison en bandes dessinées.

Société, économie, climat, genre... la maison au crieur continue d'offrir un catalogue varié et pointu, et qui arrive à se vendre ! Pour preuve : Sorcières de Mona Chollet, 350 000 exemplaires, ou récemment Servir les riches d'Alizée Delpierre, plus de 10 000 exemplaires. Comment s'y prend-on ? L'éditeur, créature appartenant au monde des vivants, n'échappe pas à la loi de Darwin. Dans la jungle du livre, les tigres ne sont pas que de papier... Alors s'adapter oui, mais tout en assumant son ADN : il faut tenir la corde sur la ligne de crête. En cultivant cette flamme, l'enthousiasme, le plaisir d'éditer qui va de pair avec « La joie de lire », comme s'appelait la librairie où officiait François Maspero avant de fonder ses éditions.

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Les locaux des éditions La Découverte à Paris- Photo OLIVIER DION

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