Richard Figuier fut l’un des premiers visiteurs de notre site, en juin dernier. Et il avait posté une réaction aux propos de Patrick Bazin, le conservateur en chef de la BM de La Part-Dieu (Lyon) qui invoquait, dans notre série « Le livre dans 10 ans », la nécessaire « hybridation » du métier de bibliothécaire à l’aune des changements (technologiques, mais pas seulement) en cours. J’ai voulu entamer un dialogue (par mail, puis par téléphone) avec lui, dont je restitue ici, en deux épisodes car c’est un peu long, l’essentiel. D’abord, pour le situer, Richard Figuier a dirigé pendant plusieurs années le département Sciences humaines d’Albin Michel. Puis il est parti au Seuil, maison qu’il a quittée en 2003. En 2005, François Dupuigrenet-Desroussilles, alors directeur de l’ENSSIB, à Villeurbanne, lui a confié la mission de réfléchir à l’instauration d’un module d’enseignement d’économie du livre pour les élèves conservateurs et bibliothécaires. Il a remis son rapport en juin dernier. Cette expérience lui a permis de réfléchir à l’articulation entre bibliothèques et économie du livre : « Pour l’instant, c’est une boîte noire », dit-il, un rien provocant : « Les bibliothécaires n’ont pas vraiment idée de l’objet qu’ils achètent. Dans le Code des marchés publics, les livres sont assimilés à des biens fongibles, comme les ordinateurs qui équipent les salles de lecture . » Poursuivant la réflexion, Richard Figuier a eu l’idée de concevoir le projet d’une Ecole Européenne du livre. Son présupposé tient en quelques mots : la transmission des savoirs est devenue obsolète. « Les formations actuelles aux métiers du livre (librairie, édition) ont trente ans et ne sont plus adaptées aux défis modernes. Aujourd’hui, le livre n’existe plus seul : il est un parmi des supports, un parmi des médias avec lesquels il doit faire système. De ce fait, le paysage éditorial se recompose autour de grands groupes monopolistiques intégrant non seulement toute la chaîne du livre, mais l’ensemble des médias. Ces mutations anthropologiques, culturelles et économiques ne réclament elles pas de nous une nouvelle approche de la formation aux métiers du livre ? N’exigent-elles pas une refondation totale de notre rapport au livre inspirée d’une juste considération de son essence ? L’hypothèse d’un changement de paradigme culturel ne fait que renforcer cette nécessité afin qu’une articulation harmonieuse, plutôt qu’une confusion chaotique, puisse naître entre les différents supports et médias. » Il estime ainsi qu’il devient urgent de faire table rase de la « division, presque de classe » entre éditeurs et libraires (ils se rencontrent rarement, sinon pour échanger leurs doléances), « héritée de la division du travail forgée par le XIXe siècle, quand l’éditeur s’est tout à coup émancipé des autres composantes du métier représentées par le libraire et l’imprimeur. Son autonomisation a renvoyé le libraire au rôle de petit détaillant et l’imprimeur à celui de fournisseur. Aujourd’hui, un siècle et demi après cette apparition de la figure de l’éditeur, on constate que celui qui a pris, en définitive, le contrôle de la chaîne, le distributeur, n’est pas autre chose que le point le plus extrinsèque au livre. Il est donc impératif, non seulement pour que les professionnels recouvrent l’initiative, mais pour que les métiers retrouvent leur sens, que la formation de l’avenir soit fondée sur l’identité du métier d’éditeur/libraire/imprimeur. La segmentation des tâches, principale cause de la perte de sens, ne doit pas faire perdre de vue l’unité du processus et sa globalité. Donner l’existence au livre suppose que l’on consent à ne jamais renoncer à cette vue globale . » Richard Figuier voudrait donc voir émerger une génération d’éditeurs-libraires « consciente de l’unité et de la globalité du monde du livre, capable de dialogue entre gens de métier ». Ce qui impliquerait non seulement un tronc commun de formation, mais des stages communs. « Je n’aime pas l’expression de ‘’chaîne du livre’’, dit-il, le libraire ne prend pas la suite de l’éditeur, il achève le geste de l’éditeur ». La formation aux nouvelles technologies serait par ailleurs entièrement repensée : « Après les malencontreuses prophéties de l’année 2000 assurant que le livre était à ranger au magasin des accessoires, la réflexion a repris ses droits et l’on est persuadé désormais que nous entrons à peine dans une phase de cohabitation du numérique et du papier, de l’édition papier et électronique. Celle-ci va et donne déjà lieu à la naissance de formes mixtes entre édition traditionnelle et TIC. D’où la nécessité pour les éditeurs/libraires d’être « bilingues », de se situer au croisement du papier et du numérique, de travailler sur le moment numérique du papier et le moment papier du numérique. Mais ce bilinguisme ne sera pleinement effectif que si les futurs éditeurs/libraires entrent dans l’intelligence de l’informatique. Sans être informaticiens, ils doivent comprendre que l’informatique, c’est des langages, des protocoles d’écritures dont il est impératif de pénétrer la logique et la structure. Il ne suffit plus de manier correctement les logiciels les plus usités (Word, Excel, Photoshop, etc., et les logiciels de librairie bibliographiques ou de gestion – Dilicom, Electre ou Tite-Live, Ellipse, etc.) : acquérir une véritable culture informatique permettra un réel dialogue sans dépendance avec les développeurs et une adaptation de l’outil aux besoins du métier. » Enfn, pourquoi une école européenne ? « Parce qu’on voit bien qu’il se détache un modèle européen du livre, et c’est donc à cette échelle qu’il faut désormais raisonner avec un esprit commun ». Richard Figuier a envoyé son projet à divers responsables nationaux et régionaux. Pour l’instant sans succès : « Olivier L’Hostis [ndr : du SLF] m’a dit que j’avais dix ans d’avance … Et les formations existantes s’accrochent à leur cocotier. » (A suivre)
15.10 2013

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