5 janvier > Roman France > Abdellah Taïa

"Ce n’est pas la peine de verser des larmes, de vous plaindre. Vomissez-moi. Haïssez-moi. Maudissez-moi. Tuez-moi. Faites ce que vous voulez… Je ne reviendrai pas. Je suis loin, déjà. Je suis loin de vous, loin de tout, loin même de moi." Ahmed est implacable avec ses amants, il les prend, il les jette. Avec sa tête d’"ange malin", aux dires de Vincent qu’il a dragué un jour dans le métro, le jeune Marocain fraîchement débarqué à Paris avait su séduire le quadragénaire littéraire par son corps d’éphèbe mais aussi par ses mots. Il avait parlé de sa passion pour ce bijou de la littérature française que sont Leslettres portugaises. Un classique de la langue comme de l’intime trahison : la religieuse cède aux avances du chevalier qui l’abandonne dès qu’elle a cédé.

Le protagoniste du roman épistolaire d’Abdellah Taïa, Celui qui est digne d’être aimé, fait l’anatomie de "[s]on cœur terrible, terrifiant", "un cœur dictateur" qu’il avoue dans une adresse à feu sa mère, Malika, avoir hérité de cette dernière : "Terminer une relation, briser mon couple, jeter à terre l’autre, l’amour, me donnait une jouissance rare. […] J’étais seul et dur. Seul et seul. […] J’avais l’impression que j’existais enfin dans ce plaisir pervers, dans cette solitude déterminée, dans le rapprochement avec toi, maman, avec ce que j’ai appris de toi. Etre impitoyable." L’homme aujourd’hui de 40 ans repense à cette "dictatrice" qui avait subjugué le père par le pouvoir de son sexe et avait imposé son injuste loi sur la fratrie nombreuse : Slimane, "fils premier, adoré, vénéré", les six sœurs ignorées, et lui mal aimé, non désiré (Malika enceinte de lui, croyant à la venue d’une septième fille, avait voulu avorter) - homosexuel, "plus homosexuel que jamais maintenant". Salé, le village natal, la pauvreté, Emmanuel le Français qui avait fait de lui un "petit pédé parisien" et l’avait sauvé de sa misère, les limbes identitaires où l’on ne sera jamais français tout en ayant oublié l’arabe des origines, l’ami d’enfance Lahbib, lui aussi giton d’un expatrié de France. L’alter ego fictionnel d’Abdellah Taïa dresse avec un lyrisme touchant de sincérité le portrait d’un homme à jamais blessé.
S. J. R.

 

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