Roman/États-Unis 2 janvierGeorge Saunders

« Piège. Horrible piège. A la naissance, le ressort est tendu. Un dernier jour doit arriver. Où l'on devra sortir de ce corps. » Comment se plier à cette réalité ? Surtout quand il s'agit d'un enfant. Abraham Lincoln a beau être le Président des Etats-Unis, il est détruit par la disparition de son fils, Willie, 11 ans. « Il était celui de ses enfants en qui il avait fondé ses plus ardents espoirs ; un miroir de lui-même en miniature. » Que signifie ce décès, à l'heure où des milliers de cadavres jonchent le sol américain, déchiré par la guerre de Sécession (1862) ? « La jeunesse et le grand âge, la vertu et le vice, tous étaient représentés sur ces visages horrifiques. Dépouilles noirâtres et carbonisées. »

Terrassé par le chagrin, Lincoln revient sur cette sombre nuit qui lui a arraché son petit. La fête battait son plein dans leur maison, tandis que le garçon poussait son dernier râle. Une image impardonnable pour son père, arpentant le cimetière de Georgetown, Washington. Un lieu, faussement silencieux, dans lequel s'égarent de nombreux spectres bavards. Ils sont frappés par cet homme voûté et accablé, possédant « les yeux les plus tristes que j'ai jamais vus chez aucun être humain ». Eux-mêmes n'en mènent pas large... « Il est trop tard pour infléchir le cours des choses. Tout est joué. Nous sommes des ombres immatérielles. » Ces multiples personnages ont perdu leur enveloppe charnelle, mais pas leur esprit itinérant, refusant leur état présent. Comment lutter contre la peur, les regrets ou l'ennui ? Tels sont les défis de Hans Vollman, fauché avant sa nuit de noces, Roger Bevins II, homosexuel suicidaire, le révérend Thomas, Mme Deloney, amoureuse de deux frères, ou les Trois Célibataires. Quel que soit son rang, chacun est touché par l'arrivée du petit Willie et par le désarroi de son père. Un esclave clame : « Nous tous. Blancs et Noirs, l'avions rendu plus triste, par notre propre tristesse. » Le monde des morts et des vivants s'observe et s'interpénètre, dans cette Amérique à un tournant historique.

Géophysicien, George Saunders a vécu sur le territoire indonésien. Le bouddhisme lui enseigne le Bardo, cette zone floue entre vie et trépas. Comme si une part de nous refusait ce sort. Il a pourtant ses avantages. « Je suis Willie. Ne suis pas. Willie. Tout est. Permis maintenant. Bonbons, abeilles, permis. Parts de gâteau, permis ! Me suspendre au lustre... » Dire que sa dépouille a été déplacée plusieurs fois. Traduit par Pierre Demarty, le premier roman de ce nouvelliste américain - publié chez Random House - tient du parcours du combattant. Sa forme scandée, voire théâtrale, a de quoi déstabiliser par son originalité. Les voix réelles et fictives ou les documents d'époque alternent constamment. Le livre audio s'appuie sur 166 narrateurs dont Susan Sarandon. Ce chœur, plein d'ardeur, semble rythmé par l'hypnotique Carmina Burana. Un ovni d'orfèvre, exigeant et fervent. On se croirait dans un roman classique anglais, oscillant entre gothisme et romantisme. « Me libérer de ces ténèbres autant que je le peux, rester utile, ne pas devenir fou », telle est la leçon de vie de ces défunts.

George Saunders
Lincoln au Bardo - Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Pierre Demarty
Fayard
Tirage: 5 000 ex.
Prix: 24 euros ; 400 p.
ISBN: 9782213709628

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