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Livre jeunesse : le monde d'après

« Clovis & Oups », les deux personnages de la série à paraître en 2022 chez Flammarion Jeunesse. - Photo François Ravard/Flammarion Jeunnesse

Livre jeunesse : le monde d'après

Porté par une croissance historique, le marché du livre jeunesse est cependant freiné dans son développement par la pénurie de papier et les difficultés d'approvisionnement. Les éditeurs rationalisent leur rythme de publication tout en s'appuyant davantage sur le fonds. Ils tirent aussi les leçons de la crise sanitaire et font évoluer leurs pratiques et leur catalogue.

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Par Charles Knappek,
Créé le 24.11.2021 à 15h53

Ils s'en seraient volontiers passés. Les éditeurs jeunesse pas plus que les autres n'échappent à la crise du papier : hausse des prix, saturation des imprimeries en France et en Europe, délais d'approvisionnement à rallonge depuis l'Asie... Mais plus que les autres, sans doute, ils en subissent les conséquences. Gourmands en carton, papiers spéciaux, découpes laser et encres particulières, les ouvrages illustrés - une part majeure du marché de la jeunesse - se révèlent plus vulnérables aux fluctuations économiques que les livres en noir. La situation est d'autant plus difficile que la demande ne faiblit pas. Selon GFK, les ventes ont progressé en chiffre d'affaires de 15 % au cours des douze derniers mois (+8 % par rapport à octobre 2018/septembre 2019), confirmant la vigueur d'un marché qui a servi de valeur refuge depuis le début de la crise sanitaire.

Pénurie de papier, pas de lecteurs

Sarah Koegler-Jacquet (Hachette).- Photo OLIVIER DION
 

A un point tel que la production n'arrive plus à suivre. Depuis la rentrée, un nombre croissant de titres se retrouvent en rupture, faute de pouvoir être réimprimés dans les délais habituels. Les lecteurs se sont jetés sur les nouveautés. Lilou la licorne (Gründ), Ce gros pull (Flammarion Jeunesse), J'aurais voulu d'Olivier Tallec (L'école des loisirs) ou Fille, garçon (Saltimbanque) étaient tous épuisés quelques semaines, voire quelques jours après leur parution. « Le 20 octobre, nous étions déjà en rupture ou presque en rupture de réassort sur trois de nos enjeux de Noël, observe Béatrice Decroix, directrice générale de Saltimbanque. Ce n'était jamais arrivé si tôt dans l'année, la situation est préoccupante. » Tout aussi préoccupant, les commandes lointaines tardent à arriver.

« La moitié de nos titres de fin d'année se trouvent encore sur des bateaux alors qu'ils sont censés être déjà en librairie », confiait également fin octobre la directrice du pôle jeunesse d'Edi8 Alexandra Bentz. Les coffrets, boîtes de jeux et autres escape games sont particulièrement concernés, ainsi que tous les livres de fabrication complexe, impossibles à produire en Europe, principalement les livres sonores et les ouvrages intégrant de la découpe laser. Chez Gallimard Jeunesse, les nouveaux imagiers sonores, attendus pour septembre, accusent eux aussi deux mois de retard, tout comme les classiques Peter Pan et Le magicien d'Oz revisités et animés par les studios MinaLima chez Flammarion Jeunesse.

Aucun éditeur n'échappe à la tendance, qui pourrait aussi avoir des conséquences sur les stratégies d'achats de droits : « Actuellement nous imprimons en Chine les livres dont nous avons acheté les droits et qui paraissent en coédition avec des éditeurs anglo-saxons, explique Audrey Latallerie, directrice éditoriale chez Little Urban. à Francfort, nous avons demandé à ces partenaires de multiplier les points d'impression pour ne plus avoir à dépendre de la Chine. »

« Faire du bruit autrement »

Louis Delas, L'Ecole des loisirs [à cadrer plus serré, la photo a déjà été utilisée plein pot]- Photo OLIVIER DION
 

Sur des typologies particulières d'ouvrages, des solutions de rechange commencent à être envisagées, comme par exemple des livres sonores sans composants électroniques. « Nous cherchons des alternatives pour faire du bruit autrement », confirment Florence Lotthé et Louis-Pascal Deforges, codirecteurs généraux de Bayard éditions Jeunesse. Mais quand ils le peuvent, les éditeurs s'efforcent surtout de rapatrier des parties de leur production. Didier Jeunesse l'a fait pour un pan de son catalogue de livres tout carton. Chez Flammarion, l'opération concerne une dizaine d'imagiers du Père Castor à couverture molletonnée.Ces ajustements à la marge ne peuvent toutefois pallier la hausse globale du coût des matières premières et du transport.

« Selon les types de produit et leur origine, nous subissons des hausses qui peuvent aller jusqu'à 10 % ou 15 %, signale Louis Delas, directeur général de L'Ecole des loisirs. Les coûts de revient augmentent. Pour le moment nous nous efforçons de ne pas répercuter cette hausse sur les prix de nos ouvrages. » Chez L'Agrume, devenu une marque de Nathan il y a deux ans, le fondateur Guillaume Griffon n'imagine pas non plus relever ses tarifs. « Nos livres sont déjà sur un positionnement prix assez élevé. Nous allons plutôt chercher des solutions pour baisser les coûts de revient », espère-t-il.

Dans ce contexte, les éditeurs jouent volontiers la carte du fonds ancien, aujourd'hui première source de croissance du marché (+35 % en deux ans selon GFK). Ce sera le cas de Gallimard Jeunesse, qui célèbre ses 50 ans en 2022 : « Pour cet anniversaire, le mot d'ordre sera la mise en valeur de notre catalogue », confirme la présidente Hedwige Pasquet. L'éditeur a déjà réduit d'un cinquième sa production depuis 2018, pour l'établir à environ 420 titres en 2021. Pour l'éditeur, le fonds reste particulièrement dynamique, porté par des long-sellers comme les ouvrages de Jean-Philippe Arrou-Vignod, A la croisée des mondes de Philip Pullman (2,6 millions d'exemplaires), Le clan des Otori de Lian Hearn (1,2 million d'ex.) La Passe-Miroir de Christelle Dabos (1 million) ou Culottées de Pénélope Bagieu qui dépasse les 750 000 ventes.

De la même manière, Hachette Jeunesse tend à diminuer la part des nouveautés : « Nous sommes dans un contexte de marché qui valorise le fonds, avec des durées de vie longue. C'est le moment idéal pour rationaliser », décrypte Sarah Koegler-Jacquet, directrice des départements Gautier-Languereau, Deux coqs d'or et Hachette Enfants chez Hachette Jeunesse. Cette année, l'éditeur a pu compter sur les taux de croissance exceptionnels de Mini Loup et de Gaston la Licorne et ne prévoit pas de lancement majeur en 2022.

Webinaires

Michèle Moreau, Didier Jeunesse.- Photo OLIVIER DION
 

Il devient plus difficile, en particulier pour les petits éditeurs, de mettre en place les nouveautés. « L'appétence des libraires pour le fonds est réelle et ce cercle vertueux est renforcé par la conjoncture », note Laurence Faron, directrice des éditions Talents hauts. Elle concentre donc ses nouveautés sur quelques forts enjeux tel qu'en janvier, le roman pour adolescents Le puits et la lumière, de Paula Bombara, autrice argentine majeure pour la première fois traduite en France. A L'Ecole des loisirs, dont 73 % des ventes reposent sur le fonds, Louis Delas se réjouit pour sa part de la dynamique des libraires indépendants. « Ce sont nos premiers partenaires, pour plus des deux tiers de notre activité », rappelle-t-il. Fort de l'expérience de la crise sanitaire, l'éditeur, qui a accueilli en août un premier album dans son catalogue, Même pas en rêve, de l'autrice star Beatrice Alemagna, organise désormais des rencontres hybrides entre auteurs, libraires et bibliothécaires, accessibles en direct via des webinaires qui lui permettent d'amplifier ses outils classiques de communication.

Evidemment, la production de nouveautés ne cesse pas pour autant, mais elle requiert plus d'anticipation. « D'habitude nous travaillons à un horizon de six mois. Aujourd'hui les projections se font plutôt à l'échelle annuelle », précise Alexandra Bentz. Au sein d'Edi8, la marque Hemma, très présente dans les activités pour tout-petits, va décliner en livres son personnage du P'tit monstre des bêtises et tend à devenir un éditeur jeunesse généraliste. Gründ de son côté continue d'étoffer la gamme « Le livre de mon âge » lancée au printemps 2020. Une série « Cherche et trouve » est notamment en préparation. En 2022, Fleurus renforce son offre en activités avec deux nouvelles gammes : « Petites Pousses », dès janvier, pour les 3-5 ans, et « Les ateliers Créa' », à partir de 7 ans.

Sur le marché en pleine croissance de la BD jeunesse, plusieurs éditeurs jeunesse, en plus des spécialisés Dupuis, Bamboo ou Jungle par exemple, développent de nouveaux concepts. Albin Michel vient de recruter Flore Piacentino pour constituer un catalogue et ambitionne de publier ses premiers titres dans le courant de 2022. Présent sur le segment depuis le début de l'année avec de petits formats souples pour les 6-10 ans et des formats classiques pour les 10-14 ans, Auzou va continuer à étoffer son offre. Un troisième tome de la série Migali est par exemple prévu pour 2022. De leur côté, Bayard et Milan, qui ont fêté en 2021 les 10 ans du label « BD Kids », déploient à compter de janvier le label « Bande d'ados », qui publiera 15 à 20 titres par an à la fois en créations, achats et reprises de parutions presse.

Moins de CD, plus de streaming

Laurence Faron, Talents hauts.- Photo OLIVIER DION
 

Autre axe de développement fort, le marché de l'audio. Le succès du transistor Lunii, et l'apparition dans son sillage de différents lecteurs comme Merlin (Bayard/Radio France) Bookinou, Tonie box ou Yoto conduisent les éditeurs à reconsidérer leur stratégie. Acteur historique du livre musical, Didier Jeunesse va progressivement renoncer aux CD. « La mutation vers les plateformes d'écoute en streaming s'est opérée avec succès ces dernières années, cela nous permet d'envisager le retrait des CD de certains de nos titres, confirme Michèle Moreau, directrice de Didier Jeunesse. Mais toutes les gammes ne sont pas concernées. Les livres disques classique et jazz, davantage susceptibles de toucher un public de mélomanes adeptes de beaux objets, conserveront leur CD. »

Plusieurs éditeurs développent un pendant audio à leurs ouvrages papier. Si L'Ecole des loisirs s'appuie déjà sur son magazine Grand pour proposer son catalogue en podcasts, chez Gründ, le héros des tout-petits Timoté intègre désormais une version audio développée par Lizzie, la marque audio du groupe Editis. De la même manière chez Nathan, les récits de la collection « Court toujours », lancée en 2020, peuvent être écoutés via l'appli Nathan Live. « Les ados doivent pouvoir lire partout, tout le temps », résume Marianne Durand, directrice générale de Nathan Univers Jeunesse. Toujours au sein d'Editis, la série « Tip Tongue Kids », lancée en septembre pour les 6-9 ans par Syros, propose de petits romans à lire et écouter via l'appli Syros Live ou les principales plateformes de streaming. Le Seuil Jeunesse proposera l'an prochain des versions audio de Charles le dragon accessibles en streaming via un QR code tandis que la création d'une offre audio numérique fait partie des pistes de réflexion chez Flammarion Jeunesse.

Milan a 40 ans

Alexandra Bentz, Edi8.- Photo OLIVIER DION
 

Fortes d'une nouvelle identité visuelle dévoilée en octobre, Milan (groupe Bayard) fêtera ses 40 ans en 2022. Un anniversaire qui s'accompagne de plusieurs lancements. Après la série de romans graphiques « Tilt » pour les 8 ans et plus, inaugurée en octobre, Milan annonce pour mars une collection de poche « Les 7 lieues », déclinée en deux séries : « La cabane » et « Le tour du monde de la famille Rollmops ».

Sur le segment des romans pour jeunes lecteurs, la série Charlock (Flammarion Jeunesse), les collections « Le grand bain » (Seuil Jeunesse), « Lecture solo » (Actes Sud Junior), lancées en 2020, poursuivent leur développement. Bayard Jeunesse lancera en mars une série de romans  « Fun Jungle », en grand format à partir de huit ans. Deux nouvelles séries verront le jour chez Syros : « Les grosses bêtises », d'Agnès Debacker, et « Dans la peau de », par plusieurs auteurs. L'éditeur s'appuie également sur le succès des séries « Les enquêtes de Nino » et « Les humanimaux ». « Pendant le confinement, nous avions offert aux enseignants les versions numériques de ces livres avec des fiches de rallye de lecture, détaille Sandrine Mini, directrice de Syros. L'effet sur les ventes a par la suite été réel et continue de se vérifier. »

Des licornes sanguinaires

La romancière Aurélie Valognes et le dessinateur François Ravard portent la série « Clovis & Oups » chez Flammarion Jeunesse.- Photo AUDOIN DESFORGES/FLAMMARION
 

Chez Hachette Romans, Cécile Terouanne signale la bonne réception d'auteurs français comme Eléonore Devillepoix pour La ville sans vent ou Alric et Jennifer Twice pour La passeuse de mots. En 2022, l'éditeur publiera notamment le premier roman de Bleuenn Guillou, Le tribut des dieux, et annonce plusieurs nouvelles séries : fin avril paraîtra en lancement mondial dans 32 pays le premier tome de Skandar, le vol des licornes, série anglaise signée Annabel Steadman mettant en scène des licornes sanguinaires. La série illustrée « Les attrape-rêves », traduite de l'espagnol, suivra en juin. Le site Lecture Academy, lancé en 2008 autour de Twilight, va par ailleurs changer de nom pour devenir Hachetteromans.com.

Auzou refond pour sa part les collections de romans pour ados et s'attaque à la tranche 8-12 ans en lançant la collection « Eclair », déclinée en deux séries. « Une série "Eclair plus" proposera des titres avec une pagination plus importante », détaille Ségolène Darde, directrice marketing et communication. Albin Michel annonce pour mars une collection de thrillers psychologiques pour adolescents dont le premier titre sera L'incendie de Jennyfer Lynn Alvarez.

Enfin en illustré, la romancière Aurélie Valognes portera chez Flammarion Jeunesse la série d'albums « Clovis & Oups », dessinée par François Ravard, et Albin Michel prépare une nouvelle collection appelée à succéder à « Trapèze » à partir de l'automne 2022.

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