La vie précaire. L'entendement humain ne peut, selon Kant, penser qu'au prisme de trois choses : l'espace, le temps et la causalité. Le cadre spatiotemporel est certes la condition sine qua non de notre existence. Mais qu'il y ait forcément un lien de cause à effet derrière tout ce qui nous arrive, voilà qui est moins certain. Et pourtant, notre cerveau est ainsi fait qu'il cherche toujours à comprendre. Pourquoi quelque chose plutôt que rien ? Pourquoi le malheur alors que tout allait si bien ? L'absurde ou l'apparente absence de sens font le miel des philosophes qui nous apprennent comment vivre, mais également celui des écrivains qui dépeignent la vie telle qu'elle ne va pas.
Pour Adelina, l'héroïne de Miettes, le nouveau roman de l'auteur suisse de langue allemande Lukas Bärfuss (Le carton de mon père, Zoé, 2024), naître zurichoise est dû au hasard de l'Histoire. Le lauréat du prix Büchner impute les infortunes de sa protagoniste à cet aïeul de Trieste, sujet de l'empire austro-hongrois qui avait embrassé la cause de l'irrédentisme, c'est-à-dire le rattachement des territoires italophones sous le joug étranger à l'Italie nouvellement unifiée. C'est l'effet papillon - l'hypothétique lépidoptère dont l'aile qui bat à tel endroit du globe provoque un ouragan à l'autre extrémité de la terre. Le grand-père triestin eut un fils dont il suspecta d'avoir par son épouse, la mère de ce dernier, du sang slave dans les veines. Chassé du foyer paternel sans savoir pourquoi, ledit rejeton se pique d'écrire. Écrivain raté, il est contraint d'immigrer avec sa femme italienne en Suisse, où leur naîtra une fille : Adelina. À rebours de son géniteur imbu des belles-lettres, Adelina « tue le père » en détestant les livres. Sans diplôme ni formation, elle trime à l'usine. Elle tombe amoureuse et enceinte d'un travailleur italien bientôt reparti au pays. Après l'usine, elle dégote un emploi dans un bar de nuit, rencontre un riche client célibataire qui s'éprend d'elle et s'entend à merveille avec sa fille. Ça tombe bien. Jetée de son appartement qu'elle ne peut plus payer, elle emménage chez Emil avec la petite Emma. Plus les jours passent et plus Adelina se sent prise en étau : « Elle voulait retrouver son indépendance, reprendre pied, ce qui voulait dire gagner de l'argent. » Emil, ignorant tout du fond de sa pensée, a acheté une vieille bicoque dans le Piémont. Elle et Emma y demeureront lorsqu'il sera au travail à Zurich. Dans cette maison longtemps abandonnée débarque un inconnu. Son apparence est rude, il lui manque une phalange au petit doigt. L'homme plaît à Adelina, ils couchent ensemble. Le jour où Emma réclame Emil, Adelina rabroue la fillette qui se met à pleurer et, sans plus d'égard, elle part brûler des feuilles dans le jardin. À son retour, plus de traces d'Emma...
Dans Miettes, qu'il a lui-même adapté au théâtre, comme dans ses pièces, Lukas Bärfuss nous aspire dans le vortex de la précarité d'une vie d'immigrés dans la Zurich des années 1970. D'une plume véloce et acérée - nous rappelant La femme gauchère de Peter Handke- se déroule, implacable, ce récit d'impossible émancipation. Ainsi Lukas Bärfuss met-il en branle les mâchoires d'un destin qui mastiquent cruellement les espoirs de ses protagonistes en se jouant de leur illusion de libre arbitre.
Les miettes
Zoé
Traduit de l'allemand (Suisse) par Camille Luscher
Tirage: 2 500 ex.
Prix: 21,50 € ; 240 p
ISBN: 9782889075478
