Philosophie - Interview

Mazarine Pingeot, la part manquante

Mazarine Pingeot - Photo JOEL SAGET / AFP

Mazarine Pingeot, la part manquante

À travers un essai qui remet en cause la prétention d’un monde qui se suffirait à lui-même, Mazarine Pingeot dit en quoi le manque est constitutif de notre condition humaine.

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Par Sean Rose
Créé le 01.03.2024 à 12h10

Livres Hebdo : Dans votre nouvel essai Vivre sans, vous réfléchissez à la notion de manque, l’adverbe « sans » revêt, selon vous, deux sens…

Mazarine Pingeot : Au départ, c’est la conjonction de deux choses qui m’a interpelée. D’un côté, la profusion de cet adverbe sur les étiquettes : « sans colorants », « sans gluten », « sans sucre », « sans OGM »… C’est assez fascinant autant de publicité pour le manque de quelque chose dans un produit ! Qu’est-ce que cela pouvait bien signifier au-delà de l’évidence, à savoir la toxicité de certains ingrédients, leurs effets nocifs pour la santé ou l’environnement… À bien y réfléchir, ce « sans », au lieu d’être une soustraction, est au contraire un argument marketing supplémentaire pour faire vendre, une sorte de radicalisation du « light ». Le capitalisme réussit à transformer l’absence en valeur ajoutée.

D’un autre côté, l’adverbe « sans » renvoie à une question à laquelle je réfléchis depuis longtemps : celle de la faille à l’origine de ce que nous sommes, un manque structurel qui remettrait en cause ce mode d’être contemporain – un être qui se voudrait toujours plein de lui-même, une pure présence sans rien au-delà, ce que j’appellerai, désolé pour le « grand mot » : un immanentisme total.

 

Immanentisme ? Pourriez-vous expliciter ce mot ?

Nietzsche a proclamé que Dieu est mort, il a renversé les idoles et nous exhorte à investir pleinement notre présence au monde. Les idoles ont été déconstruites comme « fétiches » ou « projections », mais on a jeté le bébé de la catégorie de la transcendance avec l’eau du bain des illusions. Car c’est encore s’illusionner que de penser qu’on se suffit à soi-même et qu’on va finir par pouvoir tout comprendre. La transcendance signifie seulement que tout n’est pas de l’ordre du connaissable, que certaines choses nous échappent.

L’immanentisme affirme qu’il n’y a que le réel qui existe. Chez Spinoza, et puis chez Deleuze, qui radicalise la vision spinoziste – deux philosophes que j’apprécie énormément par ailleurs – on trouve cet immanentisme, c’est-à-dire un monde en dehors duquel il n’y aurait rien d’autre : pas de principes fondamentaux, pas de valeurs morales. Exit la métaphysique ! Seule la réalité tangible aurait droit de cité. Or cette position est à mon sens également un dogmatisme.

 

Dans le « sans » qu’on trouve dans les étiquettes, vous montrez que l’absence à laquelle une certaine écologie radicale se réfère et qui voudrait un retour à la nature idéalisée n’est pas une vraie absence.

Ce qui m’intéresse, c’est cette structure du vide. Elle est difficile à nommer, car elle n’est pas une chose, mais un manque. Ce manque est un mode d’être, mais pour ceux qui professent aujourd’hui une espèce d’ascèse, comme dans l’Antiquité les épicuriens ou les stoïciens, recherchent en vérité la plénitude et n’acceptent pas vraiment le vide.

 

Dans cette autre acception du terme « sans », il y a un vide qui ne serait pas donc pas négatif ?

Au lieu d’ajouter sans cesse, de penser pouvoir tout combler, il est possible d’enlever, de soustraire, pour recréer un espace, un vide qui invite à creuser les questions, revenir au geste premier de la philosophie avec Socrate qui met en doute et avoue : je sais que je ne sais rien. C’est en trouant l’être qu’une telle dimension peut apparaître. Le manque serait alors synonyme d’une vraie quête de sens. Et aussi une aspiration au désir « métaphysique ».

 

Mazarine Pingeot, Vivre sans : Une philosophie du manque (Flammarion) Climats, 302 p., 20 €

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