Mais pourquoi ces trois termes semblent si logiquement liés ? Un miracle est une manifestation d'ordre mystérieux, dont l'origine principalement religieuse a finit par investir toutes sortes de domaines. Quand on déclare que tout est possible, par exemple. Ainsi, souvenez-vous, en 2010 dans la myriade quotidienne on a déclaré que le fils du Président de la République avait miraculeusement échappé à une coulée de boue lors de vacances au Brésil. Ariel, le narrateur du Miracle , reçoit de la part d'une camarade de classe perdue de vue des photos où il semble passer des vacances de jeunesse dorée et privilégiée. Alors qu'est-ce qui est vrai et qu'est-ce qui est faux ? Et d'où viennent ces images ? Pourquoi a-t-on pris contact avec lui pour les faire publier ? Que veulent-elles vraiment dire ? Ce qu'un miracle d'Etat veut dire. En nous insérant dans cette histoire particulière, en nous replaçant, lecteurs, dans l'histoire d'Internet, en faisant le roman de sa vie, Ariel Kenig fait le portrait d'une génération et d'une époque. C'est maintenant. Ça commence comme une fiction collective, ça se termine devant un grand écran. Loin dans le temps. Ça me fait penser à Reinaldo Arenas. Un archétype. Où nous sommes des chasseurs. Si l'on veut pousser l'enquête plus encore, ou différemment, un autre élément originaire est à l'épreuve dans l' Histoire du mensonge de Jacques Derrida. Dans cette première édition française du texte, le philosophe convoque Saint-Augustin, Rousseau, Kant, et Hannah Arendt. Le pseudo est l'homme, anthropos , le menteur et le mensonge. Il est en nous, dans le langage. On peut se mentir à soi, ou prétendre à la bonne foi, on ne se défait ni ne prouve le mensonge, il a " cent mille figures " (Montaigne). Il est dans l'intention. Il implique une promesse de vérité et trahit. Il vise " à créer un événement, à produire un effet de croyance ". Et s'il disparaissait, "aucune éthique, aucun droit, aucune politique ne résisterait longtemps". Puis Derrida aborde un versant nettement plus historique et politique avec la reconnaissance en forme d'aveu de la responsabilité de l'Etat français dans la déportation des Juifs. De l'écriture de l'histoire et de la vérité. De l'engagement politique des intellectuels. Du mensonge et de son utilisation, même en se mentant à soi-même, en vérité. Et finira par tracer les complexes contours de ce que serait une histoire du mensonge : une tâche en appelant à tout le savoir.   Alors logiquement on ouvrira le cours Sur l'Etat de Pierre Bourdieu, pour entrer par une autre porte, via une forme très accessible, dans cet appareil qui nous fabrique, tout comme le réel, avec du langage. " Il y a des possibles qui sont révoqués une fois pour toutes, plus gravement que si on les interdisait, car on les rend impensables. (...) C'est ce que j'appelais tout à l'heure un "coup d'Etat". Le coup majeur que nous fait l'Etat, c'est ce qu'on pourrait appeler l'effet du "c'est ainsi", du "c'est comme ça". " Il ne s'agit pas que d'histoire (par quels événements l'Etat, ici français, est devenu ce qu'il est, mais de comment, chaque jour, il est). L'Etat ne se contente pas d'unifier un territoire, il unifie le temps. On y adhère parce qu'on y croit. L'Etat est au centre et disséminé, la somme de tous les " faisceaux antagonistes ". On croit qu'il y a d'abord l'Etat, puis ses manifestations, ses représentants. Il faut plutôt inverser les habitudes du rapport de cause à effet. Ce sont les actes de l'Etat qui fondent l'Etat, les fonctionnaires qui font l'Etat, c'est notre acquiescement à son autorité symbolique, etc. Inverser, et remonter au-delà de l'Etat - de l'invisible et de l'impensé de l'Etat. L'Etat est "un fantôme" mis en scène. L'officiel est " un jeu dans lequel tout le monde se ment et ment à d'autres en sachant qu'ils se mentent ." L'Etat est dans tout et tout est dada pourrait-on dire aussi puisque Bourdieu fait ici appel à la constitution de la commission Barre sur le logement, au mariage kabyle, au prophète-poète qui nomme l'officiel, au public, à la confession, la linguistique, Empédocle, Héraclite, le surmoi, Goffmann (j'en passe), Mallarmé, et même Baudelaire (qui m'évoque, tiens, Isabelle Stengers) : " Manier savamment une langue, c'est pratiquer une espèce de sorcellerie évocatoire ". De quoi permettre de réaliser des miracles, ou un espoir. ___________ Le Miracle , Ariel Kenig, Ed. de l'Olivier Histoire du mensonge , Jacques Derrida, Ed. Galilée Sur l'Etat - cours au Collège de France, 1989-1992 , Pierre Bourdieu, Ed. du Seuil

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