C’était l’époque où les Américains accordaient leur triple A à la France : alcools, amours, affaires. Les traîne-savates d’outre-Atlantique choisissaient plutôt la rive gauche, les spéculateurs la rive droite, et les musiciens noirs Montmartre. Ils se croisaient quelquefois dans les clubs, un peu plus dans les hôpitaux et surtout dans les cliniques dentaires. "A défaut d’identité, les Américains ont une dentition merveilleuse", disait Jean Baudrillard.
Nancy L. Green (Du Sentier à la 7e Avenue, Seuil, 1998) nous raconte l’histoire de ces Américains de Paris durant soixante ans. Au début de la Seconde Guerre mondiale, ils étaient encore 30 000 dans la capitale. Depuis la fin du XIXe siècle, ils ont créé une communauté dynamique. Ils ont leurs églises, leurs associations commerciales, leurs bars et leurs œuvres philanthropiques. Certains offrent à la France leurs dollars, leur savoir-faire et leur vision du monde bien illustrée par cette scène d’une pièce de théâtre alors en vogue.
"Henriette : Remplacer nos souvenirs !
Smith : Oui…
Henriette : Par quoi ?
Smith : Par des projets."
Avec beaucoup d’esprit, la directrice d’études à l’EHESS expose une relation pas toujours facile : tension avec les Parisiens qui n’aiment pas qu’on leur colle des dollars sous le nez, comme en 1926 lors de "l’émeute antiaméricaine" sur les Grands Boulevards, tension entre membres de la communauté américaine, ceux des beaux quartiers et les joyeux oisifs qui viennent étancher leur "grande soif" à l’époque de la prohibition.
On y croise aussi des femmes à la recherche de l’aristocrate perdu. Les démocrates ont toujours eu un faible pour la particule, surtout quand elle est alimentaire et qu’elle vous met à l’abri de la faim et du besoin. Quelquefois, ce sont les Américaines fortunées qui viennent à la rescousse de vicomtes français sans le sou.
Parmi les professions, on compte beaucoup de dentistes, de juristes, de jazzmen et quelques rédactrices de mode. La majorité vient à Paris faire des affaires avec des Français méfiants à l’égard de ce "siècle américain", comme en témoignent les quotas pour le cinéma instaurés dans les années 1930.
Les riches s’équipent de salles de bains made in USA, les pauvres font l’expérience tricolore sans eau chaude. Peu à peu, les Américains de Paris deviennent eux aussi rouspéteurs, signe de leur bonne intégration.
Nancy L. Green nous offre un ouvrage vif, bien documenté, plein d’anecdotes, écrit par une historienne amoureuse de la France, née à Chicago. A l’américaine, quoi ! L. L.
