Avant-Critique Roman

Olivia de Lamberterie, "Comment font les gens ?" (Stock) : Féminités écornées

Olivia de Lamberterie - Photo © Philippe Matsas

Olivia de Lamberterie, "Comment font les gens ?" (Stock) : Féminités écornées

Olivia de Lamberterie se penche sur désillusions d'une femme d'aujourd'hui, qui doit affronter des questions intimes, intergénérationnelles et sociales pour rebondir.

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Par Kerenn Elkaim
Créé le 24.06.2022 à 11h00

« Rien n'est grave... » Certains s'en persuadent en croyant passer entre les gouttes de l'existence, alors qu'elles ne font que s'accumuler en nous. Ainsi, Anna, éditrice, réalise que « la vie a filé et elle ne l'a pas vécue. » Sur le papier, cette bobo « a tout, un mari, trois enfants, des amies, un métier, un bon fond, une chatte, un chien idiot. Elle n'échangerait sa vie contre aucune autre. » Qui est-elle pour se plaindre et « quel est le poids de sa peine » au regard du massacre de Charlie Hebdo ou de la mort des migrants en mer ? Or « à force de les minimiser, ses douleurs se sont fossilisées en une colère compacte, qui si elle se libérait, se transformerait en un hurlement qu'elle retient. » Anna ne parvient toutefois pas à l'exprimer, d'autant que la perfection qu'elle espère renvoyer se délite. Son mari américain, Peter, est le sosie de Trintignant, or voilà qu'il la trompe. « Elle lui en veut moins de l'avoir trahie dans les draps d'une autre que d'avoir saccagé l'idée qu'elle se faisait de leur couple. » Cette « ambiance polaire » ne fait que conforter le bilan qu'elle fait de sa vie. Le poids de la maternité lui semble infiniment plus lourd que les prénoms joyeux de ses trois filles. L'aînée, Allegra, est née alors qu'elle n'avait que vingt ans. Depuis lors, l'héroïne se sent si nulle dans sa fonction de mère, sur laquelle l'époque met une telle pression. « Anna est la mère lambda de filles lambda. »

Ce sentiment d'échec la renvoie à son enfance. Ses parents ont divorcé quand elle n'avait qu'un an. Pas évident de grandir entre un père absent et une mère ultra-féministe, souffrant désormais d'une maladie dégénérescente. « Le féminisme, cette révolution dans laquelle on n'abattait pas un ennemi, mais on devait changer un système qui maltraitait les femmes, leur refusait leur place. » La place : c'est là que le bât blesse, tant Anna a l'impression d'avoir perdu la sienne. Aussi l'éditrice germanopratine est-elle bien obligée de s'interroger sur ses doutes quant aux questions personnelles et sociétales. La vieillesse, la dignité, l'euthanasie, la sexualisation à l'ère des réseaux sociaux, l'impunité malgré #MeToo, la peur de l'engagement, les relations hommes/femmes inégales... autant de sujets qui font résonner en elle un écho troublant. Bizarrement, Anna « se tait en femme soumise du XXe siècle ». Mais le vacillement de toutes ses certitudes va peut-être la secouer, alors qu'elle est fragilisée par le suicide de son meilleur ami. « Axel a donc terminé sa vie sur un toboggan, il n'y a pas de consolation possible, défenestrer, rien que ce mot lui donne des haut-le-cœur... » Un choc inapaisable qu'on trouvait déjà dans le premier livre poignant d'Olivia de Lamberterie. Ici, la journaliste (Elle, « Le masque et la plume ») se demande finalement « comment habiter ce monde ? » Touchante et pleine d'autodérision, elle dresse le portrait d'une femme contemporaine face à toutes les angoisses actuelles. « Je voudrais demander à des femmes artistes de dessiner nos émotions et notre corps. Dessiner notre feu, notre sang, nos vies ! » Voilà exactement ce que fait ce roman.

 

Olivia de Lamberterie
Comment font les gens ?
Stock
Tirage: 50 000 ex.
Prix: 20,50 € ; 272 p.
ISBN: 9782234088351

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