Ifran Sanci, le Patron de Sel, éditeur turc déjà jugé l’an passé pour avoir publié Les Onze mille verges d’Apollinaire (et avoir été relaxé), est à nouveau poursuivi ; cette fois pour avoir inscrit La Machine molle , de William Burroughs, à son catalogue. Le Code pénal turc fustige en effet l’ «  obscénité  ». Et les chefs d’ouvre qui valent tant de soucis judiciaires à Sanci rappellent des temps pas si anciens aux libraires et éditeurs d’Europe occidentale. Les professionnels français du livre peuvent se plonger utilement dans Le Libraire pornographe , publié initialement il y a quarante ans, devenu un volume indispensable à tout collectionneur de curiosa , mais surtout un classique pour les amoureux d’anecdotes littéraires. Sa réédition, ce printemps, par les éditions du Sonneur avec une préface de votre serviteur, dans une version française revue et vertement corrigée, arrive à point. Edité sous pseudonyme une première fois en France et en Angleterre, notre libraire s’est vite imposé comme une de ces savoureuses bizarreries littéraires, où se mêlent portraits de personnages fantasques, histoire de l’édition et de la censure, description des réseaux clandestins de diffusion des livres sulfureux… Ce sont ces ingrédients inattendus qui en constituent la succulence toute particulière. Car il faut bien admettre que notre homme, même caché sous le nom d’Armand Coppens, s’inscrit avec noblesse dans plusieurs grandes lignées. Il a étudié les mathématiques, puis est passé à la collectionnite, avant de devenir courtier en ouvrages érotiques et de s’installer comme libraire. Ces différents postes d’observation l’autorisent à disserter sur la passion des livres ne se lisant que d’une main, à commenter le commerce des faux, à porter un vrai jugement sur la littérature et les illustrations qui mettent le rose aux joues, tout en croquant des individus hauts en couleurs, qu’il s’agisse de confrères, d’amis, de clients, dans des digressions parfois bien éloignées du propos principal, mais autant cocasses que délectables. La bibliophilie a constitué le creuset essentiel de l’érudition dans un domaine — la littérature érotique — longtemps dédaigné par l’Université. Coppens ne déroge pas à la règle, en rappelant sans cesse au lecteur ses trouvailles, en délivrant ses sentences sur les chefs d’œuvre du second rayon. Les grands obsédés qui l’ont précédé ont tous mis la main à la tache. Certains sont passés à la postérité littéraire. Henry Spencer Ashbee - toujours soupçonné d’avoir rédigé Ma vie secrète , cette autobiographie d’un érotomane publiée en douze volumes sous le règne de Victoria - a ainsi établi un remarquable Index of forbidden books . Guillaume Apollinaire fut non seulement l’auteur de livres voluptueux . Le poète dénicha et s’occupa aussi d’éditer, à la fois officiellement, les textes les plus lestes des grands écrivains à l’enseigne des « Maîtres de l’amour » ; et, sous le manteau, dans des versions plus complètes et cette fois non abrégées, les mêmes volumes ou d’autres plus audacieux encore, impubliables in extenso au grand jour. Aidé de ses comparses Fernand Fleuret et de Louis Perceau, il alla jusqu’à rédiger le premier catalogue de l’Enfer de la Bibliothèque Nationale, ce lieu où sont référencés les livres d’accès plus que restreint. Le merveilleux Pascal Pia reprit le flambeau, après avoir publié clandestinement, avec son complice René Bonnel, de nombreux curiosa. On lui doit le recensement complet des livres de l’Enfer, au sein duquel se sont glissés quelques-uns des ouvrages qu’il a lui-même édités, et sur lesquels ce grand mystificateur s’amuse à donner de vrais indices ou à berner les candides. La facétie, comme chez Coppens, va de pair avec la science des livres se jouant des autorités et de la morale.         En sus de son penchant pour l’illustration, notre ami montre un goût très sûr pour les grands auteurs. De fait, le bonheur du collectionneur comme du professionnel s’accroît à la redécouverte des grands noms de la littérature et des arts qui se sont essayés à la fronde et ont fini au catalogue des Enfers. Coppens nous livre une fois de plus la preuve que les meilleurs écrivains ont presque tous voulu éprouver leur don au genre érotique, avec plus ou moins de clandestinité et de succès. La plupart se sont cachés derrière l’anonymat ou des pseudonymes que les initiés ont pu percer à force de recherches, de recoupements, d’examen des styles, des dates et des archives. D’autres, moins nombreux, se sont avancés à ciel ouvert. L’Enfer de la Bibliothèque Nationale a conservé - parfois sans le savoir - Guillaume Apollinaire, Louis Aragon ou l’Aretin. Ils concourent avec   Cocteau, Crébillon fils, Théophile Gautier, Jean Genet, Pierre Guyotat, André Hardellet, Hoffmann, Marcel Jouhandeau, Paul Léautaud, Pierre Louys, Henry Miller, Mirabeau, Radiguet, Andréa de Nerciat, Benjamin Péret, Stendhal, Théophile de Viau, etc. Le Librairie pornographe prend soudain des allures de Lagarde et Michard pour adultes.… La liste est sans fin de ceux dont Coppens a suivi les pas, trafiquant depuis Bruxelles et à travers toute l’Europe ces livres si envoûtants, qu’ils conduisent les amateurs aux situations les plus inattendues. Le Libraire pornographe demeure un témoignage de qualité aussi bien qu’un récit enlevé où les plus grands maniaques deviennent, par le talent de leur portraitiste, de sympathiques bibliomanes. Puisse-t-il faire à nouveau naître quelques onze mille vocations !  

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