Jusqu'ici, la bière que brasse Philippe Delerm depuis sa cultissime Première gorgée (Gallimard, « L'Arpenteur », 1997), plus d'un million d'exemplaires vendus et toujours pas en poche, « long selling » oblige, était plutôt acidulée, parfois aigre-douce, toujours légère. Cette fois, quelque chose a changé, fond et forme.

Sous l'effet conjugué du temps qui passe - Delerm est un aficionado d'À la recherche du temps perdu - et de la pandémie qui dure et s'installe dans nos vies, on est plutôt dans l'amer. Les souvenirs lancinants, l'évocation des êtres chers disparus (comme son frère Jean-Claude, il y a dix ans), l'inquiétude maladive, l'angoisse. « Le bonheur, c'est d'avoir quelqu'un à perdre », écrit-il joliment, pensant à ses très proches : sa femme Martine, l'amour de sa vie, à qui il fit, le 2 février 1970, à la fac de Nanterre, la curieuse déclaration « Je suis à court de fleurs », citation de la chanteuse Anne Sylvestre ; son fils Vincent, le chanteur ; et ses deux petits-fils, Sacha et Simon, qu'il adore et dont, en parfait papy gâteau, il salue la « sagesse » et cite quelques-uns de ces mots que font tous les enfants. Ce dont les Delerm ont le plus souffert, durant le strict confinement qu'ils se sont imposé, c'est de ne plus les voir, ces trois-là, seulement sur FaceTime, chaque soir. Mais ce n'est pas pareil, bien sûr. La vie, ce n'est pas ça. Du coup, même son style a changé. Ses textes courts, ce genre où il est passé maître, calculés pour tenir sur une double-page de cahier d'écolier (souvenir de toute sa vie d'enseignant), ne le sont plus autant. Certains peuvent aller jusqu'à six ou sept pages. Et ça change tout. Difficile de ciseler autant. Ils sont regroupés en six parties plus ou moins thématiques, introduites par un aphorisme, comme : « Je ne suis pas de mon temps. Je suis de tout mon temps » ou « Le présent est le passé ». Et, à la dernière page du recueil, l'écrivain - celui dont le grand rêve, l'obsession, lorsqu'il noircissait ses pages en solitaire puis lorsqu'il a publié ses premiers livres (dont Bonheur, tableaux et bavardages) au Rocher, à partir de 1986 dans l'indifférence générale, était de le devenir - explique ce qu'il a voulu faire ici : télescoper les époques, les âges de la vie, de l'enfance à la vieillesse, afin de résumer, à sa façon, l'humaine et universelle condition. « Je ne suis pas fait pour regarder la mort en face », dit-il.

La vie en relief n'est pas vraiment triste, plutôt mélancolique, et ce n'est évidemment pas un hasard si Delerm s'est choisi Venise comme patrie d'adoption. C'est là, sur la place San Giacomo, qu'il assiste à un lâcher de ballons qui lui rappelle Le ballon rouge, le court-métrage d'Albert Lamorisse de 1956, qu'il a vu enfant. Il avait 6 ans. C'est l'une des références présentes dans le livre, comme Automne de Cadou, le Journal de Léautaud (Delerm en est fan), Les deux Anglaises et le continent de Truffaut, Un singe en hiver, Les vacances de M. Hulot... ou le tango. « Je ne saurai jamais danser », confie Delerm. Peu importe, il sait écrire.

Philippe Delerm
La vie en relief
Seuil
Tirage: 50 000 ex.
Prix: 17,5 € ; 240 p.
ISBN: 9782021342864

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