L’avantage d’un blog, c’est d’y avoir tous les droits, paraît-il. Je commence donc par faire quelque chose d’interdit depuis longtemps à un journaliste. J’ouvre sur une citation latine : Auctoritas cereum nasum habet, id est in diversum potest flecti sensum. Je traduis néanmoins. Je suis conscient qu’il ne faut abuser nulle part de l’élitisme – tare consubstantielle aux rubriques culturelles, si l’on en croit les chefs cadors de l’Info. « L’Autorité a un nez de cire. On peut l’infléchir dans différents sens. » Le théologien Alain de Lille (fin du XII e siècle) signifiait par là que l’on pouvait faire dire tout ou son contraire à la Loi ou à la Tradition – mais aussi que les opinions changent selon les besoins de chacun. Où l’on voit que la critique littéraire peut se réclamer du savant Alain, présenté en son temps comme « docteur universel », c'est-à-dire capable de parler de tout avec une assurance imperturbable. Nous n’avons pas changé. Un nouveau concept : le « plagiat psychique » peut-on lire dans Livres Hebdo du 24 août. Il s’agit, bien sûr, de la polémique suscitée par Camille Laurens persuadée que Marie Darrieussecq aurait piraté Philippe pour écrire Tom est mort (P.O.L), qui vient de paraître. Chaque ligne est nourrie du "psychisme" Sans même entrer dans le fond – où l’on constate que Camille Laurens semble égarée par l’émotion – il serait curieux de voir ce qu’un tribunal pourrait juger d’un « plagiat » de ce type. Existe-t-il un auteur qui ne pratique pas, constamment, un tel « plagiat » - et d’un bout à l’autre de sa carrière ? Ecrire une fiction, c’est toujours faire du « plagiat psychique » puisque chaque ligne est nourrie du « psychisme » de tous les auteurs que nous avons lus, et que ce « psychisme » rumine en nous depuis que nous savons lire. Ce qui fait un bail. On peut appeler cela intertextualité, filiation littéraire, influence. Mais il n’y aurait pas de littérature sans ce plagiat généralisé de l’inconscient des autres par notre propre inconscient. « Les écrivains sont des charançons », disait une de mes amies. Et c’est vrai qu’ils charançonnent non seulement tout ce qu’ils peuvent charançonner dans les siècles de littérature dont ils disposent mais aussi tout ce dont ils ont besoin pour vivre : c'est-à-dire les autres. Et, comme les vrais charançons, ils charançonneraient volontiers le blé d’à-valoir merveilleux et de droits munificents. Encore heureux que mon amie n’ait pas ajouté que nous étions des doryphores. C’est ainsi qu’on surnommait les Allemands durant l’Occupation. Epoque durant laquelle l’édition française charançonna parfois trop goulûment le vert-de-gris. Plus sérieusement, on voit mal comment il y aurait plagiat à traiter de la mort d’un enfant. Malherbe, déjà, « plagia » la douleur éternelle de son ami Du Périer pour composer sa Consolation devenue classique : « Et rose elle a vécu ce que vivent les roses » - ce thème de la rose étant lui-même sans cesse repris depuis l’Antiquité. Que dire de Victor Hugo et Léopoldine ? du Tombeau d’Anatole de Mallarmé ? – Philippe , dans ce cas, pourrait aussi passer pour un « plagiat ». Les malheurs de Mahler Cette question des enfants morts me remet en mémoire les Kindertotenlieder de Mahler : « chants pour des enfants morts ». Le compositeur y reprend 5 des 423 élégies composées par le poète bavarois Friedrich Rückert après la mort de ses deux enfants, emportés par la scarlatine peu après la fête de Noël 1833. Les trois premiers lieder de Mahler furent composés durant l’été 1901 et les deux autres durant l’été 1904. Entre temps le compositeur avait épousé Alma Schindler – la fameuse Alma Mahler – dont il eut une petite fille, Putzi… qui mourut en juillet 1907, trois ans après l’achèvement du cycle. « Pour l’amour de Dieu, ne tente pas le destin ! » aurait dit la jeune femme à son mari lorsqu’elle le vit travailler aux Kindertotenlieder . « Je me suis mis dans la situation de quelqu’un qui aurait perdu un enfant, confia Mahler . Si, à cette époque, j’avais réellement perdu ma fille, je n’aurais pas été capable de composer ces lieder ». Alma et Gustav appartenaient à l’élite viennoise. Le drame des Kindertotenlieder fut tout de suite discuté par la psychanalyse naissante, dont les Mahler connaissaient plusieurs représentants. On remarqua que l’un des enfants morts de Rückert – dont Mahler citait les poèmes (en modifiant certains mots, néanmoins) – s’appelait Ernst. Or les parents du musicien avaient perdu deux enfants : l’un avant la naissance de Gustav : Isidor et, plus tard : Ernst, mort à 14 ans. Mahler lui-même fit le rapprochement entre la douleur de son père quand mourut le jeune Ernst et celle du poète Rückert pour la mort de l’autre Ernst. Le psychanalyste Theodor Reik discerna dans les souvenirs de Mahler la trace d’une jalousie inconsciente qui se manifesterait – selon lui – chez les enfants survivants lorsqu’ils voient leur frère ou leur sœur morts « monopoliser » le deuil des parents. En cela les Kindertotenlieder auraient été un moyen de surmonter cette violente pulsion de jalousie. Gustav (qui n’était pas encore père en 1901) s’identifiait à son propre père. Il « plagiait » sa douleur, signant l’une de ses œuvres les plus bouleversantes. On observera qu’une jalousie de ce type est peut-être à l’œuvre dans l’actuelle polémique. On observera aussi que Marie Darrieussecq – comme le rappelle Véronique Rossignol dans Livres Hebdo – vécut une expérience comparable à celle de Mahler, ayant grandi auprès d’une « mère en deuil ». Il y avait eu, avant Marie, un petit frère mort. Le roman de Tom remonte donc bien plus loin que la parution du Philippe de Camille Laurens en 1995. Je signale que j’ai plagié, pour évoquer les Kindertotenlieder , l’indispensable somme qu’est le Gustav Mahler de Henry-Louis de la Grange (Fayard, 1980-1984). Je le recommande aux charançons.
15.10 2013

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