17 mars > littérature Russie > Ossip Mandelstam

Derrière ce visage au front haut, on perçoit le regard qui observe au-delà des apparences, cet œil du poète qui peut brûler à force de regarder le soleil en face. Ossip Mandelstam (1891-1938) avait scruté d’un peu trop près un astre noir nommé Staline. Dans un poème, il dénonça "le corrupteur des âmes". Dans un autre, il décrivit le "montagnard du Kremlin" : "ses doigts épais sont gras comme des vers de terre" et "toute mise à mort est pour lui délectation".

Mandelstam avait vu juste. Il fut interné dans un camp, puis dans un autre en Sibérie. Il perdit la raison, tenta de se suicider, mais résista parce qu’un poète ne peut faire autre chose. Interdit d’écriture, il releva le défi de la parole seule. "Je n’ai ni manuscrits, ni carnets, ni archives. […] Je suis le seul en Russie à travailler à la voix." On comprend pourquoi ses poèmes sont courts, pour pouvoir les retenir. C’est sa femme Nadejda qui le soutient, note les poèmes, classe les rares documents et conserve les livres déjà édités. La terreur stalinienne, la misère et la mort rattraperont Mandelstam au goulag.

Sans l’effort de Nadejda qui fait passer tous les documents aux Etats-Unis et publie ses souvenirs sur son mari (Contre tout espoir, Gallimard, "Tel", 2013), nous saurions peu de chose d’une œuvre stupéfiante. Et encore, il fallut en Europe la détermination d’un Paul Celan pour faire reconnaître "son frère Ossip" aux yeux du monde. Il y a enfin aujourd’hui Antoine Jaccottet, le patron du Bruit du temps. "Je m’étais étonné, lorsque je travaillais aux éditions Gallimard, de voir le plus grand poète russe de la première moitié du XXe siècle figurer sur une liste de projets non retenus pour la collection de la Pléiade." L’oubli est réparé. Cette publication est un pari, mais c’est à cela qu’on reconnaît les éditeurs. Le Bruit du temps et La Dogana ont réussi à proposer avec un appareil critique discret d’Anastasia de La Fortelle l’édition de référence en langue française de cet immense auteur russe, un des plus grands écrivains du XXe siècle.

A ses débuts, peu après la révolution d’Octobre, Mandelstam appartient au groupe des acméistes qui s’attachent aux choses, à la beauté matérielle du monde, en réaction contre les symbolistes. L’auteur du Bruit du temps - titre devenu raison sociale de son éditeur - est un homme de silences, de "silences chenus", précisait-il. Dans ses poésies, ils sont l’équivalent musical du gouffre, de l’attente. Ses proses poétiques, elles, prennent la forme de "photographies littéraires" où le temps semble suspendu. Car l’écrivain ne veut pas rendre à la terre cette "poussière d’emprunt" dont il est le dépositaire. La poésie prend bien chez lui cette forme de résistance.

Jean-Claude Schneider qui a tout retraduit, sauf la correspondance parue en 2000 chez Solin-Actes Sud, met en évidence la porosité entre les poésies présentées en version bilingue et les proses. On saisit aussi, par les hommages qu’il leur rend, la proximité de l’univers de Mandelstam avec celui de Chénier, Villon ou Dante. A travers l’analyse qu’il fait de leur poésie, il exprime la sienne. Même s’il déclarait qu’il ne fut le contemporain de personne, cette belle édition prouve qu’il l’est toujours de ses lecteurs. Laurent Lemire

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