Sollers, Denis Roche et Guyotat. Tout ça, en deux pages et une photo, dans le Monde du 26 octobre. La photo, noir et blanc, floutée, date de février 1972. On y voit, de gauche à droite : Marcelin Pleynet, Philippe Sollers, Denis Roche et Pierre Guyotat. Il y a trente-cinq ans. Déjà, le Temps se précipite, dans sa rapidité effroyable, et nous renvoie des années 1970 une image qui pourrait être de 1930. Cette photo se donne des airs d’archive héroïque. On croirait un de ces documents où l’on voit Walter Benjamin, Panofsky et Adorno, ou Roman Jakobson, voire Mikhaïl Bakhtine ou encore Vladimir Propp. Avant le grand orage noir. Mais ouf, ce n’est que 1972. Ce n’est qu’un faux-pas des souvenirs, comme une cheville tourne et manque de vous faire basculer. Ils sont bien toujours là, les trois, en 2007 – Sollers, Roche, Guyotat. On les croise même parfois dans Paris, en couleurs, et en trois dimensions. Ils faisaient, en 1972, un « à la manière » des années 1930. Remakes A lire Un vrai roman, Mémoires de Philippe Sollers (Plon), on se dit qu’il y avait, en effet, une grande part de remake, chez beaucoup d’entre eux, ces années-là. C’était l’époque du tout Sciences Humaines, de la théorie politique, esthétique, littéraire – subversive, évidemment. Et critique, bien sûr. Voire autocritique, mais pour les autres. Comme le remarquait dans Livres Hebdo , l’écrivain espagnol Rafael Chirbes (n°702, 21 septembre 2007), nous avons rouvert, dans les années 1970, l’atelier que nous avaient légué toutes sortes de pionniers qui travaillèrent des années 1910 jusqu’à la décennie close par 1939. Se trouvaient sur l’établi les meilleurs outils, des projets poussés jusqu’aux « limites du pays fertile », selon Paul Klee. Et parfois jusqu’aux limites de la pensée, de l’art, de l’écriture – de la personne elle-même. Quarante ans plus tard, rouvrant l’atelier, les soixante-dizistes ont repris la panoplie. Ils ont brandi tous ces instruments, se sont montrés en train de les brandir, se sont épatés de disposer d’une telle réserve d’audaces, d’outils si neufs, si bien faits. Ils se sont fait photographier à l’établi, dans toutes sortes de poses avantageuses. De ce magnifique atelier, ils n’ont pourtant pas fait grand-chose, si ce n’est – quelquefois – de produire du vieux avec du neuf. Après, ils s’en sont allés, sans même veiller à laisser l’atelier dans l’état où ils l’avaient trouvé. Depuis certains se taisent, d’autres mélancolisent ou d’autres – Sollers, apparemment – nous disent qu’ils se sont follement amusés. Et oui, tout ça, c’était pour rire. Faire bouger la littérature, ou l’esthétique, ou la philosophie, ou la politique, c’était carnaval. On a dansé en brandissant l’héritage. Parfois, on a même rendossé l’habit des anciens découvreurs, pour qu’il y ait un air de ressemblance. Mais qu’a-t-on produit ? Que trouvent dans l’atelier les nouveaux venus, si ce n’est un fouillis de gadgets mêlés aux vrais outils? Nos farceurs transgressifs, plaisants plaisantins « révolutionnaires » ont mélangé aux instruments de précision des bricoles inutilisables, dangereusement périmées. Limite moisi, dirait Sollers. R.-G. rejoint P.S. Dans cette livraison du Monde , il y avait d’ailleurs intersigne – pour reprendre une expression de Villiers de l’Isle-Adam. Outre le trio Sollers, Roche, Guyotat (pages 3 et 4), on trouvait en bas de la page 2 un article sur le Roman sentimental d’Alain Robbe-Grillet (Fayard). Michel Contat y note qu’il n’y a pas grand-chose à dire d’une « littérature érotique qui ne suscite aucun trouble ». Robbe-Grillet, bien qu’il soit antérieur au soixante-dizisme, se trouve avec son Roman sentimental dans une situation paradoxale : il se déguise en petit farceur avec quelques décennies de retard. Pour un peu, on dirait qu’il veut rattraper Sollers. Il ironise sur lui-même. Il se met en abyme. Il se parodie, se taquine, se fait sa propre esbroufe. « N’y croyez pas, messieurs dames, rien de tout cela n’est sérieux. Nous sommes bien trop malins, bien trop spirituels, etc. ». En musique, ce renversement – avancer en donnent l’impression de reculer – s’appelle un mouvement rétrograde, une fugue « à l’écrevisse ». Cela ne saurait que plaire à un blog écrevissien, mais il arrive parfois – contrairement à Bach – que l’on perde, avec le temps, faute de pratique, l’art de la fugue. Dans ce cas, on s’emmêle les pinces et les pinceaux. Sirius Il y avait autre chose d’intéressant dans ce n° du 26 octobre : à savoir un agréable non-dit, dont Le Monde a l’expérience transhistorique depuis l’époque lointaine où ses journalistes ont appris le maniement du « point de vue de Sirius ». Cela consiste à parler sub specie aeternitatis , comme si l’on voyait tout de très loin, à des années- lumière. Bon, d’accord, là on passe de l’établi à des petites questions de boutique. Mais, il n’aura échappé à personne – dirait Sirius – que l’article consacré par Robert Solé à Philippe Sollers se trouve au-dessus du « parti pris » de Josyane Savigneau consacré à Denis Roche. Et l’on se souvient d’un temps où Philippe Sollers au Monde était Grand et Josyane Savigneau son Prophète. Et l’on se souvient aussi que ces temps ont passé. Qu’il s’est d’ailleurs passé pas mal d’autres choses. Héhé, traiter Sollers à cet endroit, c’est un intersigne supplémentaire. Il y fallait un journaliste rompu au mondosiriusisme. Grandi dans le sérail, Robert Solé connaît les détours. Il a longtemps été correspondant à l’étranger puis « médiateur » entre le journal, ses lecteurs (et plus encore entre ses journalistes, dit-on). L’article du nouveau responsable du Monde des Livres s’inscrit donc dans le style diplomatique fondateur. C’est précis, artistement elliptique, sévère avec tact, et rosse comme on sait l’être du haut de Sirius, sans avoir l’air d’y toucher. Ce qui permet d’éluder aussi plusieurs questions que se posent d’anciens lecteurs du journal qui n’ont pas oublié ce qu’ils ont lu, ce qui leur fut vanté, affirmé, etc. Il est vrai que, de Sirius, tout se perçoit en années-lumière. L’image de ces épisodes a du s’estomper au fil du trajet. Do it yourself Ah, une dernière chose! Sollers, qui connaît bien Sirius, avait prévu le coup. Dans sa chronique du Journal du Dimanche du 30 septembre 2007, il prenait ses précautions. « On vous dit, rien ne va plus, tout est désenchanté, tout s’effondre. Ce n’est pas ce que je constate. A part les livres des jeunes auteurs que je publie et que je me donne le droit de défendre, je vois arriver un excellent Modiano, un Quignard fiévreux plein d’images érotiques, un Guyotat émouvant sur son enfance, un Denis Roche revisitant la photographie [ça c’est le moment SLC, Salut les Copains !]. Tous ces seniors sont en grande forme. Avec votre permission, je me mets dans le lot avec deux livres, Guerres secrètes (CarnetsNord) et mes Mémoires bientôt publiés sous le titre Un vrai roman . Vous m’en direz des nouvelles ». A l’allure où filent les années-lumière, c’était prudent. Car, des nouvelles, il a fini par en remonter du Monde . (A lire aussi : l’entretien avec Philippe Sollers, « Je suis toujours méchant », Livres Hebdo, n°706 )

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