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Suisse : décloisonner le livre

Au Salon du livre et de la presse de Genève en 2016. - Photo Photo Patrick Roy

Suisse : décloisonner le livre

Les ventes de livres connaissent cette année en Suisse romande un démarrage aussi difficile qu’en France. Editeurs, distributeurs et libraires cherchent dans la diversification de nouveaux relais de croissance. Etat des lieux à la veille du Salon du livre et de la presse de Genève du 26 au 30 avril.

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Par Hervé Hugueny,
Créé le 19.04.2017 à 22h02 ,
Mis à jour le 20.04.2017 à 16h39

En fonction du résultat du premier tour de l’élection présidentielle française, le 31e Salon du livre de Genève s’ouvrira le 26 avril dans une ambiance soulagée, attentive ou très inquiète. "Nous partageons la littérature, mais pas seulement, nous vivons avec les préoccupations de nos voisins, et tout ce qui se passe en France nous affecte", souligne Françoise Berclaz, présidente de la branche librairie de l’Association suisse des éditeurs, diffuseurs et librairies (Asdel).

A l’unisson du marché français, les premiers mois de cette année 2017 sont d’ailleurs difficiles. "C’est tristounet en ce moment. Le Dictionnaire amoureux de la Suisse de Metin Arditi chez Plon fait de très bons scores, mais c’est quand même insuffisant. Le premier semestre est perdu, nous espérons que le second sera bien meilleur", tranche Pascal Vandenberghe, le P-DG de la chaîne Payot. "Les mises en place et les réassorts baissent, et les retours augmentent", ajoute Josée Cattin, directrice d’Interforum Suisse. "La morosité est générale", confirme Nicole Brosy, responsable de la librairie Page d’encre, à Delémont, dans le Jura suisse. La situation peut être plus favorable chez les éditeurs, en fonction de leur programmation. "Nos romans policiers et nos auteurs suisses rencontrent plutôt un bon succès", se félicite Ivan Slatkine, patron du groupe du même nom.

Mais la librairie romande dépend très largement de la production française, plutôt orientée en ce moment vers les thèmes politiques hexagonaux, qui intéressent moins à Genève ou à Lausanne. Et les éditeurs ont décalé au second semestre leurs titres les plus importants pour éviter que les élections présidentielle et législatives ne les relèguent au second plan. Le commerce de détail souffre aussi de la faiblesse de l’euro, qui encourage les Suisses à acheter en France.

"C’est un miracle"

L’année 2016 s’était pourtant terminée sur un bilan stable ou en léger repli, jugé finalement correct. "C’est un miracle compte tenu de la force du franc, et du différentiel de prix du livre qui reste important pour le consommateur de base", reconnaît Josée Cattin. "La librairie indépendante résiste de manière assez surprenante", ajoute Jacques Scherrer, secrétaire général de l’Asdel.

Confiante dans ce potentiel, Anne-Françoise Koch a ouvert en juin Page deux mille seize, une librairie de 150 m2 à Payerne, dans le canton de Vaud. Elle s’ajoute à la soixantaine d’indépendants existants. "La première qualité de la librairie suisse, c’est qu’elle a su offrir à ses clients des prestations qui les ont fidélisés", insiste Patrice Fehlmann, P-DG de l’OLF, premier distributeur de livres des cantons francophones avec les catalogues d’Editis, d’Hachette et de Madrigall. "Les livres en stock en Suisse sont livrés en 24 heures s’ils sont commandés avant midi, c’est bien plus rapide qu’Amazon. Je ne sais pas comment je pourrais faire sans cette distribution performante", lui répond Françoise Berclaz. En raison de leur niveau de vie, ou par conviction quant à la nécessité d’entretenir qualité de service et emplois locaux, le prix n’est de fait pas discriminant pour bon nombre de lecteurs.

"A Genève, où nous sommes très exposés à la concurrence transfrontalière, le nombre de tickets de caisse a augmenté de 32 %", se félicite Pascal Vandenberghe, dressant un premier bilan de l’importante réorganisation de Payot dans la première ville romande : en deux ans, la chaîne a fermé une de ses trois librairies, et a déménagé les deux autres dans des locaux neufs et plus spacieux, mettant l’accent sur la qualité du service et l’animation. Avec ses 11 librairies et ses 270 salariés, c’est la principale entreprise du livre en Suisse romande. En y ajoutant les 5 magasins Nature et découvertes (50 personnes), qui font aussi partie du groupe, Payot SA réalise un chiffre d’affaires de 66 millions de francs suisses (61,7 millions d’euros). Son activité a légèrement fléchi l’an dernier, de même que celle de l’OLF, à - 2 ou -3 %, bien en deçà de la chute des exportations françaises de livres (voir encadré).

Une affaire rentable

La Fnac n’a pu être jointe, mais la Suisse romande apparaît comme une affaire rentable pour le réseau. En novembre, il y a ouvert son sixième magasin, à Neuchâtel, et a lancé son site Internet local. Importé en contournant le prix imposé par les diffuseurs français, le livre représente 25 % de l’activité, déclarait son directeur Karim Dali dans une interview récente à Matin Dimanche. En 2015, selon le dernier bilan publié, le chiffre d’affaires de Fnac Suisse atteignait 115,2 millions d’euros pour 4,9 millions d’euros de bénéfices, contre 170 millions d’euros dix ans auparavant, mais avec une perte de 2,1 millions d’euros. Diffulivre, la filiale diffusion du groupe Hachette Livre, maintient aussi un bon niveau de rentabilité, à 20,9 millions d’euros de CHF (19,5 millions d’euros) de chiffre d’affaires en 2015, pour 1,6 million de CHF (1,5 million d’euros) de résultat, en dépit d’un effritement de ses ventes.

Trois festivals littéraires créés par le Salon de Genève

Bien conscients de la nécessité de consolider leur activité, les professionnels romands cherchent tous des diversifications. Depuis deux ans, les responsables du Salon du livre de Genève, également dans cette démarche, organisent des débats à leur attention (l’exportation dans la francophonie cette année). "Hors les murs", ainsi qu’il désigne son activité extérieure, le salon tient également trois festivals littéraires, à Chillon (livre romantique, juin), Sion (livre suisse, septembre) et Lausanne (polar, novembre). Il a mandaté Bertrand Morisset, ex-commissaire du Salon du livre de Paris, pour analyser les réticences des éditeurs français à venir exposer à Genève. Si Actes Sud ou Madrigall sont bien là, Média-Participations, La Martinière, Hachette, Editis ou encore Dargaud, et leurs diffusés, ne sont plus directement présents.

Pour les éditeurs romands aussi, le marché français est incontournable. L’an dernier, Slatkine a confié à Henri Bovet le lancement à Paris de Slatkine & Cie, une marque de littérature générale en complément de sa production savante et universitaire, abondante mais de diffusion plus restreinte. "En Suisse, notre production de beaux livres affronte un marché difficile, d’où ce développement qui apparaît prometteur", explique Ivan Slatkine, directeur du groupe. Début mai, l’éditeur va notamment publier Les enfants de Venise, le tome 2 d’une saga italo-américaine de Luca Di Fulvio, dont Pocket va rééditer le premier volume à 100 000 exemplaires. Le groupe a aussi repris en 2016 Cabedita, spécialiste du régionalisme et de l’histoire romande. Et il a transformé en café littéraire sa librairie genevoise ouverte en 1918, à l’origine de la saga familiale dans le livre.

Autre virage et diversification dans l’édition, celle entreprise par Andonia Dimitrijevic, la fille du fondateur de L’Age d’homme, qui avait repris la maison fondée par son père après le décès accidentel de celui-ci, en 2011. Elle intensifie la production de la collection "V", entièrement consacrée à la cuisine végétalienne, qui a représenté l’an dernier près de la moitié des nouveautés de la maison, toujours plus connue pour le fonds de sciences humaines et de littérature qui a fait sa réputation. La librairie et les bureaux de la rue Férou, à Paris 6e, ont été fermés.

Dans la librairie aussi, la diversification apparaît nécessaire. Payot, implanté partout en Suisse romande, cherche sa croissance avec Nature et découvertes, la chaîne de diffusion de jeux, jouets scientifiques, livres, et tous types de produits liés au plein air, la randonnée, etc., présente à son capital. Trois magasins ouvriront dans les prochains mois.

A leur échelle, les librairies indépendantes trouvent d’autres moyens de vendre des livres que les simples séances de signatures, qui ne suffisent plus pour créer une animation. A Delémont, Page d’encre est associée aux manifestations culturelles de la fondation Anne et Robert Bloch, installée dans la ville. Nicole Brosy pérennise aussi son festival de BD, testé sur une journée en 2015, et qui durera trois jours pour sa troisième édition en juin. Débordante d’énergie, Yasmina Giaquinto, qui a ouvert Le Baobab à Martigny dans le Valais en 2013, organise dans les 200 m2 de son espace des expositions, des dîners-spectacles, des ateliers d’écriture, de calligraphie chinoise, et envisage de programmer des balades littéraires dans un bus vintage.

Jeux éducatifs

Même les distributeurs sont pris dans ce mouvement. Servidis, filiale de Slatkine et de La Martinière, qui distribue également Actes Sud, Magnard, Belin, se lance cette année dans la diffusion de jeux éducatifs, très utilisés dans le système scolaire et les écoles privées à la recherche de pédagogie alternative. "Nous aurons un stand d’une centaine de mètres carrés au salon sur ce thème", mentionne Jean-Baptiste Dufour, directeur général de Servidis.

L’OLF, qui a cédé à ePagine son service numérique aux libraires, s’est en revanche associé à la société néerlandaise SchoolTas pour commercialiser dans les écoles une plateforme numérique de gestion de la classe. "Nous avons pris également une participation majoritaire dans DLS Lhermittel, une société alémanique de distribution de manuels dans les écoles professionnelles", annonce le P-DG de la deuxième entreprise romande du livre (150 salariés).

La presse fragilisée cherche des sources de revenus

Avec douze quotidiens, un groupe de radio-télévision public (RTS) et de nombreuses chaînes et radios privées pour 1,8 million de francophones, la Suisse romande est bien pourvue en médias, et les éditeurs disposent d’une bonne couverture de leur production.

Début février, la fermeture soudaine du magazine L’Hebdo, suivie de 20 licenciements à la rédaction du quotidien Le Temps, tous deux propriété du groupe Ringier, a soulevé d’autant plus d’inquiétude que "les médias écrits sont très prescripteurs en Suisse", souligne Caroline Coutau, directrice de Zoé.

Anticipant la fermeture de L’Hebdo, avec lequel il avait un partenariat, le réseau Payot a lancé son propre trimestriel littéraire Aimer lire. Fin 2016, La Tribune de Genève et 24 heures avaient aussi réduit leurs effectifs.

"Avec six pages dans notre édition du week-end, le livre occupe une place prépondérante qui nous distingue de nos concurrents, et qu’il n’est pas question de réduire, bien qu’il ne rapporte quasiment pas de publicité", insiste Stéphane Benoit-Godet, rédacteur du Temps, titre issu en 1998 du Journal de Genève. "Même les libraires français lisent les pages livres du samedi", a constaté Caroline Coutau.

Mais là aussi, il faut chercher des diversifications pour conforter l’audience : Lisbeth Koutchoumoff et Eléonore Sulzer, les deux journalistes et critiques attitrées du Temps, se sont faites youtubeuses. Le quotidien a organisé son premier atelier d’écriture avec l’auteure de polar Donna Leon, et un premier dîner-conférence avec le sociologue David Lebreton.

A plusieurs, c’est mieux

 

De jeunes auteurs romands s’assurent ensemble une visibilité qu’ils n’auraient pas obtenue seuls.

 

Ci-dessus : l’Ajar, Association des jeunes auteurs romands, mise en scène en 2016 par Flammarion sur la passerelle Simone-de-Beauvoir, à Paris.- Photo ASTRID DI CROLLALANZA/FLAMMARION

Vendredi 14 avril, ils se retrouvaient à Lausanne, au musée de l’Elysée où travaille l’un d’entre eux, pour discuter de leur prochain ouvrage collectif : l’Association des jeunes auteurs romands, l’Ajar, acronyme qui évoque la double identité littéraire de Romain Gary/Emile Ajar, se confronte à l’épreuve du deuxième livre, après un premier succès remarqué à la rentrée littéraire française de 2016.

Publié chez Flammarion, Vivre près des tilleuls, brève histoire d’une auteure qui s’est arrêtée d’écrire après un drame, s’est attiré une couverture presse rare pour un premier roman. Plus que l’œuvre elle-même, c’est sa création qui a attiré l’attention des médias : écrite en une nuit par les 18 membres de l’association, à la suite d’un appel à projet en 2014 du festival Québec en toutes lettres, sur le thème des doubles et des pseudonymes en littérature.

L’acronyme de leur association et leur esprit collectivement facétieux leur imposaient une réponse presque évidente : imaginer à leur tour une supercherie littéraire autour d’un auteur totalement inventé, une certaine Esther Montandon. L’année suivante, ils glissaient leur texte à Anna Pavlowitch, directrice du pôle littérature générale de Flammarion. La fille de Paul Pavlowitch, petit cousin de Romain Gary à qui le romancier avait demandé d’incarner un temps Emile Ajar, ne pouvait qu’être réceptive. Elle juge le texte assez convaincant pour le programmer à la rentrée littéraire 2016, sans entretenir de doute quant à son origine : une bande de jeunes Suisses capables d’être aussi graves que drôles devait se faire remarquer plus facilement dans cette rentrée qu’une auteure forcément impossible à présenter. Les ventes ont correctement suivi, à 2 000 exemplaires en France et 2 500 en Suisse romande, où 1 500 ventes suffisent à faire entrer un titre dans la catégorie des best-sellers.

Vingt auteurs

"Nos rencontres initiales remontent au prix interrégional des jeunes auteurs. Nous avons continué à nous voir, pour nous amuser, écrire quelques "cadavres exquis", et nous avons décidé en 2012 d’organiser quelque chose ensemble, autour de l’écriture et des performances collectives", explique Noémi Schaub, cofondatrice de l’Ajar avec Guy Chevalley (qui a depuis publié Cellulose chez Olivier Morattel, jeune maison suisse). "Nous sommes 20 maintenant, après le départ de 3 des 13 fondateurs, et l’arrivée de 10 nouveaux membres", compte-t-elle. Une douzaine d’entre eux ont été publiés à titre individuel, le plus souvent chez des éditeurs suisses. "Il n’y a pas de différence, nous avons créé une dynamique de travail, au lieu d’être jaloux les uns des autres, nous sommes heureux des succès, et nous espérons que les réussites des uns vont nous aider collectivement."

Fanny Wobmann. - Photo CLAUDE GASSIAN/FLAMMARION

 "Ils entretiennent un dynamisme joyeux, qui correspond à la scène littéraire de la nouvelle génération, à la fois détendue, sérieuse, créative, ludique, aimant les canulars, c’est de grande qualité", s’enthousiasme Lisbeth Koutchoumoff, critique littéraire au Temps. Fanny Wobmann, qui a participé au premier texte collectif, a publié en janvier Nues dans un verre d’eau, son deuxième roman chez Flammarion, après un précédent aux éditions de l’Hèbe. "Le manuscrit était très avancé lorsque Flammarion s’est intéressé à l’Ajar, mais j’ai pu avoir un contact direct avec Anna Pavlowitch et Alix Penent [directrice littéraire chargée des romans français]", explique la jeune romancière, par ailleurs auteure de théâtre.

Les droits d’auteurs du premier livre de l’Ajar financent l’association, en complément des 50 francs suisses de modestes droits d’entrée. "Nous souhaitons maintenant nous professionnaliser lors de nos interventions, notamment quand nous organisons des cessions d’écriture, on ne peut pas tout faire bénévolement", ajoute Noémi Schaub, par ailleurs coéditrice chez Paulette, une jeune maison romande qui diffuse sa programmation sur abonnement.

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