22 MARS - ROMAN France

En ce temps-là, l'Espagne était un songe. Ou peut-être un cauchemar magnifique, peuplé d'ecclésiastiques en soutane, de clubs taurins, de danseurs de flamenco, de paysans misérables, d'aristocrates perverses et de paradors à la grandeur désolée. En ce temps-là, sous le joug de Franco, l'Espagne était noire, triste, baroque, et Luis Buñuel, de retour d'exil mexicain, était son prophète.

C'est en ce temps-là enfin, au printemps 1963, que s'en vint à Madrid, à l'invitation du vieux maître espagnol, un jeune scénariste français, Jean-Claude Carrière, pour travailler à l'adaptation d'un roman d'Octave Mirbeau. De ce séjour inaugural, le jeune homme n'est jamais vraiment revenu. C'est ce que l'on découvre en lisant Mémoire espagnole, délicieusement nostalgique, dans lequel il paye joliment son tribut à ce pays, qui peut-être fut sien plus qu'aucun autre, et à ceux qui le lui firent aimer.

En fait d'aimer, il n'est question que de cela tout au long de ces pages. Jean-Claude Carrière, dans un style alerte, vivant, sans les langueurs que l'on associe trop souvent au souvenir, fait mieux que de nous montrer un monde disparu ; il le recrée. Et dans les traces de Buñuel, répondant à l'appel d'un passé qui pour lui ne passe pas, voici que surgissent des limbes un étrange équipage où se côtoient Fernando Rey, José Bergamin, la perruque de Paco Rabal, quelques auberges oubliées, Tolède figée dans sa splendeur, des plateaux de tournage et des chambres d'hôtels. Mais comme le démontre le Désordre qu'il fit paraître voici quelques semaines chez André Versaille, Jean-Claude Carrière n'est pas riche que de ses seuls souvenirs, des seules rencontres qui jalonnent son parcours. Il l'est aussi de toutes ces vies et de ces temps qu'il n'a pas vécus. Peut-être le plus beau moment de Mémoire espagnole est-il l'évocation des jours d'amitié qui lièrent Dali, Lorca et Buñuel, et de l'émotion qui fut toujours celle des deux survivants au souvenir du disparu et des lieux qu'ils hantèrent. Il faut pour dire ainsi l'amitié savoir aimer, et Jean-Claude Carrière, en bâtissant ainsi son château en Espagne, s'y entend à merveille.

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