3 janvier > roman France > Christian Garcin

Le temps est l’étoffe du réel. Bergson l’a nommé "durée" et rappelle que l’erreur première de la philosophie était de l’avoir confondu avec de l’espace. Un laps de temps n’est pas un morceau de sucre, objectif, qu’on peut fractionner en parties égales, le temps a une épaisseur ontologique, il est un flux inquantifiable. Hoyt Stapleton, le héros du nouveau roman de Christian Garcin, Les oiseaux morts de l’Amérique, ne distingue pas entre temps et espace. Il voyage dans l’un comme dans l’autre. L’ex-GI qui a combattu au Viêt Nam se retrouve comme nombre d’anciens soldats que l’Oncle Sam expédie comme chair à canon dans ses guerres de par le monde et rejette telle de la barbaque avariée une fois retournés - un rebut. Hoyt est un laissé-pour-compte que seuls les égouts de Las Vegas veulent bien employer. Des trous à rats, ces tunnels où l’on traquait le Viêt-cong, aux anfractuosités à la périphérie de la ville où sont triées les immondices, le soudard au "visage de vieil enfant aux joues creuses" vit toujours dans l’ombre. Il a pour collègues Myers et McMulligan, plus jeunes, rescapés d’Irak. Le théâtre des opérations change mais c’est "toujours la même merde : des jeunes types utilisés, transformés en assassins bouffés de trouille, traumatisés à vie, qui avaient eu la chance de s’en sortir en un seul morceau et qu’on avait pour certains d’entre eux laissé tomber sans pension, sans rien". Frères d’armes et frères de larmes, sauf qu’aucun ne pleure, tout le monde survit. Hoyt ne moufte pas, pisse de bon matin et boit le café que lui tendent ses acolytes sans jamais un mot. Hoyt lit des romans de science-fiction et de la poésie.

Peu avant l’arrivée de Myers et de McMulligan, il y avait un certain Dennis O’Reilly, un gars barré, shooté aux amphétamines, qui lui avait expliqué qu’il était théoriquement possible de voyager dans l’avenir, le passé c’était plus compliqué, ça pouvait changer le présent et créer un univers parallèle : imaginez-vous que vous tuiez votre futur père, cela bouleverserait quelques données existentielles. "Cap sur les XXVIe, XXXIIIe ou XLe siècles, voire les XIIIe ou XVe millénaires." Ces confrères le charrient : "Comment ça va en 2099 ? Tu as passé le bonjour à mon arrière-arrière-petit-fils ?" Les lendemains ne chantent pas forcément. Aussi, un jour, Hoyt décide-t-il de faire un tour vers le passé, les jours ensoleillés d’une american way of life des années 50, avec une fringante mère célibataire et la jolie voisine, Maureen, la petite rousse qui a un chiot, et en fond sonore Bing Crosby. Mais le passé c’est aussi Hamburger Hill, la "colline de la viande hachée", ce cauchemar de la guerre du Viêt Nam.

Christian Garcin est un écrivain voyageur mais son véritable voyage est intérieur, littéraire, esthétique, il revient ici avec un formidable roman, "américain", mais mâtiné de théâtre de l’absurde et de vertigineuses ruptures spatio-temporelles façon L’invention de Morel de Bioy Casares. S. J. R.

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