Roman/Turquie  27 mai  Asli Erdogan

« Ceci aussi est mon histoire. Ma naissance, ma mort, et tout ce qui s'étend entre les deux. Une histoire, encore une parmi d'autres. » Si ce n'est que celle d'Asli Erdogan sort du lot. L'auteure engagée possède une plume d'une puissance rare, comme si l'ancienne physicienne avait trouvé la formule magique pour nous éblouir à chaque fois. Sa parole a d'autant plus de force depuis qu'elle a été incarcérée à cause de ses écrits. Elle pointe les inepties dans son pays qui ne respecte ni les droits des femmes, ni ceux des Kurdes ni la liberté d'expression. La prison a laissé des traces profondes, qu'elle reflète au fil de ses phrases, en phase avec son âme sombre. Cette mélancolie lui vient de l'enfance et de ses errances existentielles. « Je suis la somme de tout ce que l'on m'a et ne m'a pas donné, de ce que j'ai perdu et de ce qu'il me reste à perdre, du sang, des mots et du silence des lèvres... » Dans cet ovni littéraire, hybride et autobiographique, tout se veut métaphorique. La nuit, la vie ou la mort s'y frayent un chemin. Il en va de même de ses réflexions philosophiques sur le temps qui passe cruellement, en laissant des empreintes durables. Asli Erdogan les assemble par fragments. Elle y relève « les défaites de l'homme », ses échecs ou ses déceptions.

Cet être solitaire revient sur sa mère, ses ruptures amoureuses ou ses fantômes. Pour contrer « la douleur qui cherche sa voix. Cette voix sauvage qui appelle, repousse, avale et vomit tout », elle fait appel aux « mots qui se soutiennent, se ressemblent, s'égalisent ». son texte rend clairement hommage à l'écriture qui la sauve de tout. Son blues a la couleur de l'encre qu'elle déverse avec rage et passion. En mode fusion, l'auteure estime qu'elle doit la survie et la vie à ce prolongement d'elle-même. « Alors que l'éternité ne se heurtait pas encore au temps, était la lumière. Et le verbe. » Asli Erdogan lui donne une portée poétique, onirique et énigmatique. On devine les contours de sa personnalité torturée, habitée par mille pensées contradictoires. Mais son histoire porte aussi une dose d'espoirqu'elle incarne dans le visage d'une colombe. « Chaque jour nous nous recréerons, dans l'union du sang et du rêve. » Cette femme a connu peu de trêves. Dans ce pays opprimé, qu'est la Turquie où elle a subi la prison culturelle, physique et mentale. L'expérience carcérale lui a appris la sororité. Sa féminité a été détruite. Son corps s'est transformé en un corset trop serré.

L'écriture lui permet de respirer, de s'évader, même si ce n'est que pour revisiter ses traversées du désert. Cette liberté frôle sa « vérité intime. Je suis le récit de moi-même ». Lorsqu'on lui demande : « Est-ce que vous parlez de vous dans vos livres », elle rétorque « oui, quand je me trouve ». Cette pointe d'humour l'empêche de sombrer. Elle ne cesse de se chercher. Ici, entre ces pages sublimes, elle laisse aller toutes les composantes d'une vie. En dépit d'une existence sous le signe de l'obscurité, Asli Erdogan est persuadée que « nous finirons bien par nous envoler ». Elle, qui a dû s'exiler en Allemagne, trouve la force de ne jamais démissionner face à l'adversité. « Essayant d'ouvrir ce qu'il te reste d'ailes », l'auteure « recoud ses morceaux » à la force de ses mots envoûtants. Son conseil ? « Apprends à écouter la vie comme une chanson d'une miraculeuse beauté. »

Asli Erdogan
Requiem pour une ville perdue - Traduit du turc par Julien Lapeyre de Cabanes
Actes Sud
Tirage: 10 000 ex.
Prix: 17 euros ; 144 p.
ISBN: 9782330134884

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