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A lui tout seul, Merci pour ce moment a imprimé sa marque sur la courbe des ventes de livres à la rentrée. Le baromètre de Livres-Hebdo (n°1016) titrait ainsi : « Effet Trierweiler : vif redressement des ventes en septembre ». Si ce livre ne restera sans doute pas dans l'histoire de la littérature, il restera longtemps comme l'événement éditorial de cette année 2014 tant pour les professionnels du livre que pour de nombreux lecteurs. Quelle place les bibliothèques lui ont-elles réservée ? Un article de la presse régionale soulève (im)pertinemment cette question qui ne semble pas avoir donné lieu à beaucoup d'échanges publics entre professionnels (mais voyez les commentaires de lecteurs sous l'article qui montre l'intensité du débat...).

L'offre absente de 19 bibliothèques de grandes villes

Une profonde hésitation apparaît dans les discours et les pratiques. Globalement, les bibliothécaires semblent pencher du même côté que les élites culturelles dont ils font partie : ce livre relève du voyeurisme propre à la presse « people » et ne participe en rien de l'élévation de l'esprit. C'est ainsi que là où il n'était pas demandé voire attendu par les usagers, c'est-à-dire dans les bibliothèques universitaires, il n'a effectivement pas été acheté. D'après le SUDOC, on ne trouve que deux exemplaires (Paris Dauphine et Sciences Po Paris) dans tous les établissements universitaires. Ce témoignage (qu'il faudrait bien sûr croiser) d'une compagne de Président et surtout cette trace d'une époque ne sera pas accessible aux chercheurs dans 20 ou 50 ans... étrange. Heureusement, certaines bibliothèques territoriales seront en mesure de palier ces défaillances si toutefois ce titre échappe à l'épreuve des désherbages successifs...

Sur 51 catalogues de bibliothèques de grandes villes, Merci pour ce moment apparaît dans 32. Cela signifie que plus d'un tiers (19) des ces équipements qui ont souvent un rôle structurant à l'échelle de leur département ne proposent pas cette référence à leurs lecteurs. C'est bien un refus d'acquérir ce titre car le prix Goncourt (Pas pleurer de Lydie Salvayre) a en moyenne été acquis en 4 exemplaires par ces bibliothèques. Pour le plus grand bonheur des libraires physiques ou en ligne, les citoyens n'ont eu d'autres choix que d'acheter ce livre. Cette réticence est également clairement perceptible aussi dans un autre tiers des établissements qui ont acquis un ou deux exemplaires comme pour pouvoir se justifier et dire que ce livre est bien dans leur catalogue. Le reste des établissements se partage entre ceux qui sont dans un logique de témoignage (Marseille qui offre 4 exemplaires ou Paris qui en propose 10 quand elle propose 66 exemplaire de Pas pleurer) et ceux qui prennent plus sérieusement en compte la demande des habitants qu'ils desservent : Angers (10), Plaine Commune (15) ou Lyon (19).

La demande est là

C'est que la demande est énorme ! Les 32 bibliothèques ayant acquis ce titre totalisent 130 exemplaires et seuls 2 sont disponibles au prêt (à Caen et au Mans) mais c'est sans doute très provisoire tant les réservations sont nombreuses. Les catalogues ne font pas toujours apparaître le nombre de réservations sur chaque exemplaire mais, à Toulouse par exemple, 6 exemplaires sur les 7 du réseau sont réservés plus de 10 fois ! Cela assure pour longtemps à ces exemplaires une rotation que très peu de titres (peut-être la série Titeuf) arrivent à atteindre. Disant cela, les équipements qui ont renoncé à ou revendiqué de ne pas acheter Merci pour ce moment auront la répartie simple qui consiste à considérer que la demande est telle qu'elle nécessiterait un nombre d'exemplaires qu'ils ne peuvent se permettre d'acheter. Faute de pouvoir arroser tout le jardin, laissons toutes les plantes mourir...

Et pourtant, ce boycott pose problème. La bibliothèque partage-t-elle le même monde que celui de la population ? En tenant à distance cette référence commune, elle fait comme sécession. Le service à la population est mis à l'écart et la relation de confiance avec les citoyens fragilisée. L'autonomie accordée aux usagers se révèle conditionnée à la conformité de leurs choix avec ceux des représentants de l'institution. Que la bibliothèque se batte pour promouvoir d'autres références qu'elle juge supérieure et qu'elle limite (un peu) le nombre d'exemplaires est une chose mais qu'elle dénie aux citoyens d'exercer leur aspiration au choix en est une autre.

Enfin, la mise à l'écart de ce titre est-elle cohérente avec le projet de démocratisation de la lecture qui est si banalement associé aux bibliothèques ? Depuis les travaux de Jean-Claude Passeron ou N. Robine, on sait qu'il convient de ne pas mélanger l'accès à la compétence de la lecture avec l'appropriation des références légitimes. A vouloir trop vite atteindre le second objectif, le risque est grand de manquer le premier... et de devoir ensuite lutter contre « l'illettrisme ». Que cela plaise ou non, Merci pour ce moment sera peut-être le seul livre lu par nombre de nos compatriotes, si les librairies, grandes surfaces, point presse ont contribué à la démocratisation de la lecture, les bibliothèques auront peu été associées à cet événement...

S'il est ancien, ce débat reste nécessaire.

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