8 janvier > Roman Espagne

Zarco et sa bande

Javier Cercas - Photo DR/Actes Sud

Zarco et sa bande

Gérone, été 1978. Dans une Espagne en pleine transition démocratique, une bande d’adolescents rejoue la « fureur de vivre » au risque de s’y brûler les ailes. Dans Les lois de la frontière, Javier Cercas gratte encore les plaies d’un passé qui ne passe pas.

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Par Olivier Mony
avec Créé le 22.11.2013 à 11h31

Il n’y a de littérature qui vaille que de frontière. Ce chien et loup, qui est aussi celui de la mémoire, par lequel vice et vertu se confondent, mensonge et vérité se valent. Ces frontières invisibles, Ignacio Cañas les a franchies, alors qu’il n’était encore qu’adolescent, dans sa ville natale de Gérone, un jour de l’été 1978. Il a laissé derrière lui ce qui constituait l’ordinaire de son existence de gamin triste issu de la classe moyenne pour rejoindre dans le « quartier chinois » de la ville, à la mauvaise et fascinante réputation, une bande de mauvais garçons à la tête de laquelle rayonnent d’une autorité inquiétante le charismatique Zarco et son amie Tere. Là, entre parties de flipper, bouges, drogues, visites au bordel, cambriolages, vols de voitures, Cañas, rebaptisé le « Binoclard », va croire vivre enfin, alors qu’il ne fait que rêver… Trente ans passeront et les choses reviendront dans l’ordre, Zarco, devenu un mythe en prison, et « Binoclard », membre éminent du barreau. Et lorsque Tere vient lui demander d’assurer la défense de son ancien complice et qu’un écrivain entreprend d’écrire la biographie du célèbre prisonnier, il faut rouvrir la boîte de Pandore de souvenirs plus ambigus qu’on ne l’aurait cru…

Le mythe, la recherche de la vérité dans les replis de la mémoire, la nécessité d’écrire le « roman national » d’abord par ce qu’il cache, auront toujours innervé l’œuvre de Javier Cercas depuis Les soldats de Salamine (Actes Sud, 2002) jusqu’à son dernier livre en date, Anatomie d’un instant (2010), magistral essai autour de la tentative de coup d’Etat menée par le colonel Tejero. Ces Lois de la frontière en sont finalement comme un prolongement romanesque. Cercas y déploie un style peut-être plus flamboyant que d’habitude et qui, au moins dans la première partie du roman, n’est pas sans rappeler le romantisme expressionniste d’un Juan Marsé. Pour autant, son propos est tout autre. Loin de toute fascination pour ces « anges aux figures sales », le romancier semble dessiner chez chacun d’eux comme la métaphore d’un pays qui ne voit d’autre possibilité de reconstruction que dans l’oubli. Ce roman noir existentiel est aussi une vaste histoire d’amour et un jeu de billard à trois bandes. Rien n’y est jamais tenu pour acquis, ni la jeunesse, ni les sentiments, ni même d’avoir vraiment vécu la vie qu’on a vécue… C’est aussi le roman d’une ville, celle de la jeunesse de l’auteur, ou plutôt de deux : celle d’hier et celle d’aujourd’hui dans l’Espagne du désenchantement démocratique. Cercas vient d’écrire avec ces Lois de la frontière, ample chant endeuillé sur les ambiguïtés du charisme, son Gatsby. Pas plus que son lointain modèle de Long Island, « Zarco le magnifique » ne sera oublié.

Olivier Mony

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