Enquête

Quand l'occasion fait boum

Les romans de la rentrée en occasion chez Gibert. - Photo OLIVIER DION

Quand l'occasion fait boum

S'éloignant des modèles de Gibert ou des bouquinistes, le marché du livre d'occasion s'est transformé ces dernières années sous l'impulsion des plateformes de vente en ligne. Un essor continu qui risque de bouleverser les équilibres de la filière du livre.

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Par Souen Léger, Marie Fouquet, Fanny Guyomard
Créé le 17.10.2023 à 16h15

Que serait Paris sans les boîtes vertes des bouquinistes, qui constituent la plus vaste librairie à ciel ouvert du monde ? La polémique suscitée par la décision de la préfecture de Paris de les obliger à déménager durant les Jeux olympiques de 2024 témoigne de l'attachement à ce métier traditionnel. C'est cependant bien loin des quais de Seine, et des odeurs de vieux livres qui embaument les librairies de seconde main, que se joue aujourd'hui une grande partie du théâtre de l'occasion.

En 2022, internet représente en effet un livre d'occasion acheté sur deux. Et 60 % des acheteurs d'occasion le citent comme principal canal d'approvisionnement, révèle une étude inédite de la Sofia et du ministère de la Culture ("Le marché du livre d'occasion", 2022-2023) dont les premiers résultats ont été dévoilés en avril.

État des lieux

Hormis une "note de cadrage" du ministère de la Culture publiée en 2017, et des publications universitaires comme celles de Vincent Chabault, ce secteur restait jusqu'alors peu documenté. "Pendant de nombreuses années, on s'est très fortement intéressés au marché du livre numérique, qui évolue finalement assez faiblement, et plus récemment au livre audio", retrace Geoffroy Pelletier, directeur de la Sofia, un organisme de gestion collective administré à parité par les auteurs et les éditeurs. "Nous avions en revanche très peu d'informations récentes sur le livre d'occasion, et des chiffres farfelus commençaient à circuler… Il y a environ un an et demi, l'ensemble de la profession et le ministère ont donc souhaité faire un état des lieux", poursuit-il.

Un intérêt accru chez tous les acteurs de la filière, au vu notamment du changement de paradigme induit par l'arrivée des plateformes de vente en ligne. "Avant qu'elles ne s'en saisissent, c'était un marché assez confidentiel – mis à part quelques acteurs emblématiques comme Gibert – et peu structuré", explique Bertrand Legendre, directeur scientifique de l'étude. La ­deuxième révolution du secteur sera peut-être impulsée par les plateformes opérant en CtoC, à l'image de Vinted ou Leboncoin, qui tendent à gagner en importance et massifient l'offre en captant les bibliothèques des particuliers.

Loin d'être anecdotique, le marché de l'occasion représentait ainsi 350 millions d'euros de chiffre d'affaires en 2022 (+49 % en 5 ans), soit 9 % du marché de l'édition, affichant depuis dix ans une croissance régulière et plus soutenue que celle du marché du neuf.

Mobilité des acheteurs

Dès 2019, la place prise par les plateformes inquiétait dans les rangs de l'édition. "Ce qui est préoccupant, c'est le développement des “marketplaces” qui attirent tous les livres d'occasion et brouillent la perception du prix chez le consommateur. Ce trou noir échappe totalement à la rémunération des auteurs et des éditeurs", constatait alors Antoine Gallimard dans les colonnes du Monde. Une préoccupation grandissante, notamment pour les auteurs, confrontés à une baisse de leur rémunération.

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Des bacs à livres d'occasion.- Photo OLIVIER DION

D'autres dynamiques, mises en lumière par l'étude de la Sofia et du ministère de la Culture, tordent le cou à certaines idées reçues. Tout d'abord, les motivations des acheteurs restent économiques bien plus qu'écologiques. Par ailleurs, si l'occasion, par ses prix bas, facilite l'accès au livre, le profil des acheteurs est similaire à celui des consommateurs de neuf. Il s'agit donc essentiellement de grandes lectrices, CSP+ avec enfants, ayant entre 35 et 45 ans. "Il y a un public très mobile entre les deux catégories d'ouvrages, souligne Bertrand Legendre. En cherchant une référence, des personnes ayant l'intention d'acheter du neuf vont se voir proposer, sur une même plateforme, un livre neuf et un autre d'occasion. L'argu­ment économique entre en scène et produit le basculement. L'autre facteur d'explication, c'est l'indisponibilité." En effet, 44 % des titres vendus sur internet sont en arrêt définitif de commercialisation.

Des freins au report perdurent cependant, notamment sur le cadeau d'occasion. "A-t-on affaire à des livres qualifiés comme “neufs” ou “quasi neufs” ? Les dispositifs de description mis en place par les plateformes sont susceptibles de faire évoluer des réticences comme celle autour du cadeau", commente Bertrand Legendre. Sur cet enjeu d'affichage, "la loi Darcos et son décret d'application vont rendre obligatoire à compter du 23 décembre prochain la distinction claire entre les offres de livres neufs dont le prix est régulé et les offres de livres d'occasion dont le prix de vente est libre, y compris sur les plateformes de vente en ligne où la confusion est souvent de mise", rappelle le ministère de la Culture.

Vers un suivi annuel ?

Pour autant, la progression de l'occasion semble inéluctable. Et le risque de cannibalisation du neuf par la seconde main existe, en particulier sur certains segments éditoriaux. Ainsi, un roman policier sur deux est désormais acheté en occasion, contre un sur trois pour les romans SF et sentimentaux. La croissance est aussi importante sur les livres jeunesse, avec une hausse de 56 % en nombre de livres achetés en cinq ans, voire de 151 % pour les romans jeunesse et ados. "C'est une tendance longue : on perd des acheteurs de livres neufs, et on en gagne sur le livre d'occasion. Nous sommes arrivés à une bascule avec des seuils significatifs, qui doivent nous amener à poser la question de la rémunération de la création", considère Geoffroy Pelletier.

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Les primo-romanciers déjà en occasion.- Photo OLIVIER DION

S'agissant d'une éventuelle contribution des revendeurs, telle que proposée par la Société des gens de lettres, le ministère de la Culture temporise. "Une telle mesure nécessiterait non seulement des réflexions économiques, sociales et culturelles mais surtout une expertise sur sa faisabilité juridique au regard des normes supérieures contraignantes", indique-t-il.

Sans parler de suites réglementaires ou législatives, Geoffroy Pelletier, de la Sofia, suggère de "mettre en place des indicateurs annuels de suivi qui permettront de mieux connaître les évolutions du marché sur les mois et les années à venir". Des éléments à même d'intéresser toute la chaîne, y compris les librairies – dont certaines ouvrent des rayons, voire des magasins dédiés – et les bibliothèques, qui empruntent elles aussi les chemins de l'occasion.

Plateformes en ligne : l'occasion fait le larron

Qu'elles soient appréciées pour leur simplicité d'utilisation, ou blâmées pour leurs modèles marchands, les plateformes de vente en ligne sont devenues des actrices incontournables du marché de l'occasion, aussi bien pour les particuliers que pour les professionnels.

En l'espace d'une vingtaine d'années, le marché de l'occasion a opéré un grand déménagement sur internet. Un livre d'occasion sur deux a été acheté sur la toile en 2022, contre un sur cinq pour le livre neuf. Des étals des bouquinistes et des libraires, il s'est largement déplacé sur les « marketplaces » ou « places de marché », « un type de plateformes numériques dont le rôle vise à mettre en relation directe l'offre - des professionnels ou des amateurs - et la demande1 ».

Une mutation dont témoignent les succès d'Ebay (créé en 1995), de Price-Minister-Rakuten (2000), des places de marché d'Amazon (2003), de la Fnac (2009), et de Facebook (2017). Ou encore celui rencontré par Leboncoin (2006) et par Vinted (2013 en France), qui sont les plus citées comme sources d'approvisionnement et/ou de revente, d'après l'étude menée par la Sofia et le ministère de la Culture sur le livre d'occasion.

Un produit d'appel

Entre janvier et août 2023, Leboncoin a ainsi reçu 45 millions de visites vers la catégorie livres, laquelle propose 6,3 millions d'annonces, dont 13 800 seulement déposées par des professionnels. « 80 % de nos échanges se font en direct entre un acheteur et un vendeur, auquel cas nous ne percevons aucune commission », précise Mathilde Hunou, directrice marché biens de consommation et small business. Représentant 10 % du contenu du site, le livre se porte bien, avec une croissance annuelle de 10 % à 12 %. Mais il est aussi, peut-être surtout, un produit d'appel efficace. « De nouveaux utilisateurs entrent par cette catégorie-là, avant d'en visiter d'autres », indique Mathilde Hunou. Depuis 2021, la plateforme a par ailleurs facilité le dépôt d'annonces avec un outil de scan ISBN.

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Maud Sarda, cofondatrice et directrice de Label Emmaüs, une coopérative créée en 2016.- Photo MILIE PIX

Une simplicité d'utilisation qui a fait le succès de Momox, une entreprise allemande fondée en 2004 et active en France depuis 2011. Sur son application de rachat de biens culturels, l'internaute scanne l'ISBN du livre qu'il veut revendre. Momox lui annonce alors s'il est repris, et à quel prix - déterminé par algorithmes, comme sur bien d'autres plateformes, en fonction de différents facteurs tels que le prix de l'article neuf, l'offre et la demande, l'état du livre, les frais annexes dont la logistique... Le revendeur envoie ensuite ses ouvrages vers l'Allemagne, et reçoit un virement quelques jours plus tard.

Stockés dans des entrepôts à Leipzig et à Szczecin en Pologne, les quelque 12 millions de livres détenus par Momox (dont 4 millions en français) sont ensuite vendus sur quinze marketplaces externes comme Ebay et Amazon, où il est le premier revendeur de livres de seconde main, et sur son propre site. « Nous y réalisons maintenant plus de la moitié de nos ventes », souligne Heiner Kroke, directeur général de Momox qui enregistre un chiffre d'affaires de 52,7 millions d'euros en France (sur un CA global de 336,6 millions en 2022). Une popularité grandissante qui lui a permis, cet été, de lancer Momox Fashion sur le territoire français.

Marge réduite pour les « petits » détaillants

Si Momox considère sa présence sur les marketplaces comme « inscrite dans [son] ADN », les librairies d'occasion indépendantes sont elles aussi présentes sur les places de marché, mais parfois à contrecœur. Outre les commissions (8 à 15 % du montant de la transaction), les plateformes peuvent prélever des frais d'abonnement, des prestations marketing et logistique, ainsi que des frais de port, réduisant d'autant la marge des détaillants sur chaque transaction.

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Entrepôt de l'entreprise allemande Momox,- Photo MOMOX

Parmi les revendeurs professionnels qui bousculent la donne, figurent aussi des acteurs de l'économie sociale et solidaire ayant récemment investi le marché comme Recyclivre, ou ayant numérisé une activité commerciale déjà bien rodée, à l'instar d'Emmaüs qui a créé en 2016 son « Label », une coopérative et un site de vente en ligne. « 30 millions de livres sont donnés à Emmaüs chaque année », rappelle Maud Sarda, directrice de Label Emmaüs où le livre est désormais la première catégorie en nombre d'objets vendus. « Nous avons créé des plateformes régionales qui récupèrent tout ce que nos magasins physiques n'arrivent pas à écouler, ainsi que deux entrepôts logistiques », explique-t-elle.

Les invendus, une nouvelle occasion ?

Les 2 millions de livres référencés sur Label Emmaüs proviennent ainsi des boutiques du mouvement mais aussi d'associations et entreprises solidaires. Un stock qui est également commercialisé via d'autres canaux, comme celui de la Fnac. « Depuis le début de l'année, 100 000 exemplaires ont trouvé preneur alors que la période la plus intense n'est pas encore passée, ça décolle vraiment ! », se réjouit Maud Sarda, indiquant une hausse des ventes de 30 % par rapport à la même période en 2022.

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Un entrepôt de l'entreprise allemande Momox. - Photo MOMOX

Interrogée sur la non-rémunération des auteurs et des éditeurs par le marché de l'occasion, la directrice renvoie à une coopération possible avec la chaîne du livre, notamment sur les invendus. « Il y a des modèles dans l'occasion qui sont extrêmement marchands, et puis il y a tout l'univers de l'occasion historique qui est plutôt associatif et solidaire et qui est aussi confronté à ces géants-là, introduit-elle. Un livre sur quatre est détruit alors qu'il est fraîchement édité : nous militons pour que les associations puissent récupérer ces livres, plaide Maud Sarda. Si nous pouvions avoir des ouvrages recherchés et de bonne qualité, notre modèle économique serait un peu plus rentable. Nous pourrions ainsi dégager de l'argent pour les auteurs et nous le ferions avec grand plaisir  ». Une occasion à saisir ? S. L.

Vincent Chabault, spécialiste du commerce et de la consommation : « La seconde main a le vent en poupe »

À quoi tient selon vous la croissance actuelle du marché du livre d'occasion ?

Vincent Chabault : Les résultats de nos travaux confirment ceux produits par d'autres enquêtes sur des marchés de seconde main comme celui du prêt-à-porter : le premier motif des acheteurs comme des revendeurs est économique, loin devant la raison écologique. Du côté des acheteurs, il s'agit d'acheter moins cher mais aussi de pouvoir acheter davantage de livres. Ou, pour certains, d'avoir accès à prix doux à des collections remarquables et prestigieuses.

Vous parlez de « déqualification du métier de libraire », car les revendeurs d'internet ne sont pas des spécialistes. Que recouvre ce terme ?

Il y a deux types de déqualification. La première définit le mouvement suivant : de plus en plus d'organisations et d'individus opèrent sur le marché d'occasion sans compétence particulière pour le commerce du livre. Un second type de déqualification provient de l'essor des algorithmes utilisés par des grands revendeurs des plateformes pour le tri et la formation des prix. Momox, Better World Books, Recyclivre et d'autres ont mis en place une tarification dynamique qui dépossède les détaillants traditionnels de leurs compétences professionnelles. Lorsqu'ils référencent - souvent à contrecœur - leur assortiment sur les places de marché, ils doivent se conformer aux prix fixés par ces pure players alors que cette opération nécessitait une connaissance des domaines éditoriaux, des éditeurs, des collections qui constituait leur métier. Une libraire lyonnaise me confiait que sa librairie avait été la première à avoir été « ubérisée ». Un libraire d'occasion est devenu en quelque sorte un programmateur informatique qui ne stocke que des livres qui ont encore un potentiel commercial et qui fixe des prix compétitifs.

Qu'en est-il des librairies spécialisées dans l'occasion. Est-ce un marché porteur selon vous ?

La seconde main a le vent en poupe. Le marché est considéré comme une réponse aux contraintes budgétaires des clients et à la crise climatique (ce qui est inexact, l'occasion poussant à la surconsommation !). D'un côté, on pourrait se réjouir de l'ouverture de boutiques physiques. De l'autre, je suis plus dubitatif quant à la pérennité du modèle économique quand on connaît le montant des loyers en centre-ville. Rappelons aussi que près de 60 % des transactions se déroulent aujourd'hui sur les plateformes, parmi lesquelles la très populaire Vinted...

Peut-on imaginer des alliances entre les acteurs traditionnels de l'occasion (bouquinistes, associations, ressourceries, entreprises de l'économie sociale et solidaire - ESS...), les éditeurs et les auteurs, afin de contrer les plateformes de vente en ligne qui captent de plus en plus de parts sur le marché de l'occasion ?

Les plateformes captent de la valeur dans ce marché parce que des vendeurs tiers - les acteurs de l'ESS en tête - y commercialisent leur offre. Mon enquête dévoile plusieurs cas de libraires un peu schizophrènes qui dénoncent l'emprise d'Amazon tout en y référençant leur assortiment. L'audience de la marketplace du géant américain, qui a aussi racheté AbeBooks, spécialisé en livre ancien, est incontournable pour ces revendeurs. L'enquête de la Sofia révèle un élément qui doit aussi attirer l'attention : l'arrivée fracassante de nouveaux acteurs qui encadrent les ventes de livres entre particuliers. Leboncoin bien sûr mais aussi Vinted, qui était encore inconnu il y a quelques années et que l'on croyait dédié uniquement au prêt-à-porter. Les flux entre particuliers prennent de l'ampleur. La revente de livres par les particuliers n'est pas devenue la norme, mais la croissance de ce type de flux dit probablement quelque chose de notre rapport marchand au livre...

Vous rappelez dans votre livre l'origine de l'occasion, en consacrant un grand chapitre aux bouquinistes. Quelles sont les limites de ce que l'on nomme les « livres d'occasion » ?

Mon enquête ne s'intéresse en effet qu'à l'occasion, au « courant » comme disent les spécialistes. Ce livre d'occasion qui ne fait pas l'objet d'une convoitise exceptionnelle, et est recherché avant tout pour son contenu et dont la valeur marchande est dégressive. Si un même détaillant peut parfois commercialiser livres de collection et livres d'occasion, les volumes sont entreposés dans des bacs distincts comme pour rappeler l'écart de valeur.

 

Professeur de sociologie à l'université Gustave-Eiffel (Marne-La-Vallée), Vincent Chabault est spécialiste du commerce et de la consommation, dans le livre d'occasion. Sociologie d'un commerce en transition (PUL, 2022), il restitue son enquête sur les mutations du marché du livre d'occasion. Il est par ailleurs membre du comité scientifique de l'enquête conduite par la Sofia et le ministère de la Culture et de la Communication, dont les premiers résultats, délivrés en avril 2023, seront délivrés ce mois-ci.

Bibliothèques : un prêté pour un vendu ?

Cette bibliothécaire garde un mauvais souvenir de la braderie qu'elle avait organisée. Elle raconte qu'un lecteur, croyant avoir fait une « super affaire », fanfaronnait devant le maire : « J'ai acheté un livre à la bibliothèque pour un euro alors qu'il en vaut soixante ! » L'édile aurait ensuite reproché aux bibliothécaires de ne pas l'avoir vendu assez cher. « Je ne suis ni libraire ni bouquiniste et je n'ai aucune idée de la valeur des livres d'occasion ! », se défend la fonctionnaire. Certains lui conseilleront de passer désormais par une société de revente et de recyclage, pour avoir moins de responsabilités. Mais une braderie est une occasion pour les bibliothèques de rencontrer les habitants et de leur expliquer leur démarche...

Le marché du livre d'occasion est un terrain encore peu sillonné par les bibliothécaires. Que ce soit pour en vendre - il a fallu attendre la loi bibliothèques de 2019 pour éclaircir cette activité (voir encadré) - ou pour en acheter.

Sur les 73 établissements ayant répondu au questionnaire de Trevor Garcia pour son mémoire sur le livre d'occasion (Enssib, 2017), 33 ont déclaré acheter des livres de seconde main, soit un peu moins de la moitié. Les bibliothèques universitaires sont les plus adeptes de cette pratique, car à la recherche de livres pointus et épuisés. « Des livres conseillés par des enseignants-chercheurs auprès des masters mais qui ne sont plus édités, indique Céline Benoît, de la bibliothèque Mathématiques informatique recherche (MIR) de l'Université Paris Cité. Mon fournisseur de livres a pu me les trouver. L'inconvénient, c'est qu'il faut faire quasiment un bon de commande par livre au fur et à mesure qu'on trouve les ouvrages disponibles. Par contre, il y a une grosse plus-value pour les lecteurs. » Gain de temps par ailleurs : pas besoin de déclarer ces achats à la Sofia, l'organisme qui gère la perception du droit de prêt. 

L'autre argument : le coût. Dans la petite commune des Alluets-le-Roi (Yvelines), l'équipe de bénévoles de la médiathèque achète pour 20 à 25 % d'occasion. « Des nouveautés quasi neuves, chez Gibert Joseph. Cela revient à moins cher et j'aime le principe de seconde vie du livre, justifie l'une des bibliothécaires, Stéphanie Muneaux. Pour les lecteurs, cela ne fait pas de différence. Pour les auteurs, ils ont déjà eu leurs droits versés dessus lors du premier achat. En revanche, effectivement, ils y perdent pour le droit de prêt... » F.G.

Librairie : la bonne occase ?

Au cœur des préoccupations écologiques et économiques, le livre d'occa-sion provoque des débats, notamment pendant les dernières Rencontres nationales de la librairie. Or ce marché ne profite pas toujours aux librairies, même si certains nouveaux horizons se dessinent.

L'étude menée par la Sofia et le ministère de la Culture révèle que la librairie ne représente que 6 % des circuits d'achat privilégiés pour le livre d'occasion. Parmi les 175 librairies qui ont répondu à cette enquête, seules 20 % proposent de l'occa-sion, dont la moitié ne le fait que lors d'événements ponctuels comme des bourses aux livres. Pourtant, plusieurs librairies spécialisées dans l'occasion ouvrent chaque année, et des rayons dédiés fleurissent depuis une dizaine d'années dans les librairies généralistes.

Parmi les spécialisées, Le Bibliovore a ouvert sa première boutique à Tours en 2015 après avoir vendu dans des brocantes pendant trois ans. Chaque boutique fonctionne avec un prix unique (3 € un livre, 10 € les 4) et le groupe lance ce mois-ci une 10e enseigne au Mans, gérée par Roseline Hui-Bon-Hoa : « C'est avant tout un réseau, dans lequel on reçoit beaucoup de conseils et de soutien. » D'autres enseignes racontent leur mauvaise expérience avec l'occa-sion et les raisons pour lesquelles ils ont abandonné leur espace dédié. L'Oiseau siffleur, à Valence, avait construit sa marque autour d'un concept qui mêlait la vente de livres d'occasion et neufs. « Ce n'est pas le même métier, il faut beaucoup de stock, avoir le temps de trier, stocker ses ouvrages... », précise le libraire, qui a finalement dû interrompre son offre en occasion et se concentrer sur le neuf pour maintenir son chiffre d'affaires au beau fixe.

La BD et la jeunesse restent les segments les plus dynamiques en occasion (comme pour le marché du neuf). Les librairies d'occasion spécialisées connaissent une belle période : la demande ne cesse d'augmenter. Pour Vladimir Lecointre, libraire chez Aaapoum Bapoum (spécialisée en BD d'occasion depuis 1994), la tendance d'aujourd'hui à envoyer les livres au pilon beaucoup plus rapidement qu'auparavant génère plus vite l'épuisement d'un titre. Résultat : certains livres deviennent rapidement des pièces rares, voire de collection. Il précise : « Cela attire un public de collectionneurs, mais aussi de néocollectionneurs, comme il en existe déjà dans le manga. » Dans un tout autre univers, celui des librairies francophones à l'étranger, Jeanne Lepine a ouvert en avril dernier la librairie -L'Occasion rêvée, dédiée à la communauté d'expatriés à Barcelone. La clientèle, très attirée par la seconde main, raffole des livres jeunesse à bas prix. Les clients y déposent leurs propres livres contre des bons d'achats, et la boutique tourne avec 12 000 livres (300 entrent et 200 sortent toutes les semaines).

Le groupe Nosoli (Furet du Nord et Decitre) a monté en avril devant toutes ses librairies des bacs à livres d'occa-sion. « La demande était très forte, explique le directeur du groupe, Cyril Olivier. Il s'agit d'une réponse au pouvoir d'achat, mais il y a aussi une dimension glamour. L'occasion n'est plus du tout taboue, même pour des lecteurs qui ont un fort pouvoir d'achat. »

La première librairie de France, Gibert Joseph, est spécialisée dans l'occasion depuis ses débuts en 1886. Le fondateur de cette enseigne, à l'origine bouquiniste, était attaché au livre ancien, mais aussi soucieux de donner accès aux livres à des personnes aux faibles moyens, comme les étudiants. Malgré la fermeture récente d'une de ses enseignes historiques à Paris, Gibert se porte bien. « Nous avons à cœur de faire perdurer les œuvres », explique Nicolas Vielle, directeur commercial de la librairie. Les critères de sélection d'un livre ? Un (très) bon état et sa qualité ou son potentiel commercial, un choix que font les libraires. « Ils sont plus exigeants encore que nos clients », sourit Nicolas Vielle. Gibert souhaite d'ailleurs monter, dans les mois à venir, une plateforme nationale qui puisse distribuer toutes les librairies en occasion, et ainsi devenir un grossiste du secteur. M. F.

Vers une contribution reversée aux auteurs et aux éditeurs ?

Face au marché grandissant de l'occasion, la Société des gens de lettres, qui représente les auteurs de l'écrit, soutient la mise en place d'une contribution des revendeurs de livres de seconde main, afin de soutenir la création.

Plusieurs millions d'euros par an

« Si le chiffre d'affaires du livre neuf connaissait une croissance similaire, il y aurait moins de raisons de s'inquiéter. Mais il croît beaucoup moins vite que celui du livre d'occasion et les auteurs observent une baisse régulière de leur rémunération », affirme Patrice Locmant, directeur général de la Société des gens de lettres (SGDL). « Le développement du marché de l'occasion représente plusieurs millions d'euros de droits d'auteur qui leur échappent chaque année », souligne-t-il encore.

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Renaud Lefebvre, directeur général du SNE.- Photo OLIVIER DION

« L'étude de la Sofia et du ministère de la Culture montre que 60 % des achats de livres d'occasion sont aujourd'hui réalisés en ligne, sur des plateformes spécialisées. Il nous paraît juste que ces acteurs d'Inter-net, extérieurs à la chaîne du livre, qui captent une partie de la valeur créée par les auteurs et les éditeurs, participent au financement de la création par le biais d'une contribution sur le chiffre d'affaires des ventes de livres d'occasion », estime Patrice Locmant.

De son côté, le Syndicat national de l'édition engage aussi une mission de réflexion sur le livre d'occasion. « Il existe bien entendu une inquiétude partagée par les éditeurs de voir croître la proportion des livres d'occasion alors que leur exploitation ne donne lieu à aucune rémunération de la chaîne du livre. Nous devons rechercher collectivement une solution qui préserve les équilibres de notre filière », juge le directeur général du SNE Renaud Lefebvre. Et ce n'est pas une mince affaire.

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Patrice Locmant, directeur général de la Société des gens de lettres.- Photo SGDL

Sur le modèle du « droit de suite »...

La SGDL, qui défend l'idée d'une contribution de longue date, l'a notamment comparée au « droit de suite » appliqué dans le secteur des arts plastiques et permettant à l'artiste de percevoir une rémunération proportionnelle à chaque revente de son œuvre. Une idée d'ailleurs reprise par le sénateur Joël Guerriau (groupe Les Indépendants) dans une proposition de loi déposée le 14 janvier 2022.

Pour Nathalie Matteoda, cette duplication serait hasardeuse. « Le droit de suite a été introduit pour compenser la valeur d'une œuvre graphique ou plastique lorsque celle-ci a une cote qui augmente », rappelle-t-elle. « Pour le livre imprimé, c'est bien la règle du droit de distribution qui s'applique, associée à la règle de l'épuisement des droits », indique l'avocate, de sorte que l'artiste-auteur ne peut empêcher la revente ultérieure d'un bien ni ne perçoit de droits sur la revente de ses livres. « Mais au niveau européen, quand on prévoit des exceptions ou des atteintes au droit, comme c'est le cas ici, elles doivent toujours être compensées par une rémunération équitable pour l'auteur », ajoute-t-elle.

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Renaud Lefebvre- Photo OLIVIER DION

... ou du « droit de prêt » ?

« On peut imaginer que les sommes qui proviendraient chaque année de cette contribution seraient partagées entre auteurs et éditeurs pour compenser les pertes induites par le marché de l'occasion - comme celles perçues au titre du droit de prêt en bibliothèque - et que chaque auteur percevrait une part fixe et forfaitaire, comme c'est par exemple le cas aujourd'hui avec la copie privée numérique », détaille Patrice Locmant.

Des propositions que la SGDL a pu défendre en juin 2023 devant le groupe d'études Économie du livre et du papier de l'Assemblée nationale. À cette occasion, deux tables rondes avaient été organisées : l'une avec la plateforme Book Village et Amazon, l'autre avec la SGDL, le Conseil permanent des écrivains, le SLF, la librairie de Cluny et Gibert. « La question est assez complexe et demande encore à être creusée », observe la députée Géraldine Bannier (Modem et Indépendants) qui préside ce groupe de 27 parlementaires.

Renvoi de responsabilité

« Si le produit est vendu d'occasion, c'est parce qu'il a été vendu neuf antérieurement avec toutes les taxes liées. Dans le cas du livre, cela inclut donc les droits d'auteur. Comment alors légitimer une nouvelle perception de droits sur le même produit, pour lequel les droits ont déjà été acquittés ?, soulève Rodolphe Bazin de Caix, directeur marketing et communication de Gibert. Quand bien même une taxe supplémentaire serait décrétée, comment garantir l'équité dans les perceptions entre les différents acteurs vis-à-vis des échanges non déclarés entre particuliers par exemple ? », questionne-t-il.

« Les bibliothèques et médiathèques se fournissent aussi en livres d'occasion : la piste d'une contribution pour ces acteurs publics là serait peut-être un premier pas », suggère pour sa part Géraldine Bannier.

Du côté de la SGDL, on attend avec impatience les résultats définitifs de l'enquête de la Sofia et du ministère de la Culture sur le livre d'occasion. « Nous pourrons alors engager cette conversation avec le gouvernement et les parlementaires et réfléchir à la manière dont cette contribution peut prendre forme juridiquement et techniquement », souhaite Patrice Locmant, qui en fait une priorité pour l'année 2024. S. L.

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