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Allemagne : lire, ça paie

Frank Schätzing, auteur de thrillers écologiques, remplit des salles de 4 000 personnes avec des shows sur fond d'effets spéciaux et d'écrans géants. - Photo MARTIN BLACK

Allemagne : lire, ça paie

A l'instar du monde de la musique, qui a misé sur les concerts lorsque les ventes de disques ont chuté, l'édition devrait envisager les lectures publiques comme un relais de croissance. Outre-Rhin, la tradition de la lesung est ancrée dans la vie culturelle du pays et apporte un revenu non négligeable, surtout pour les auteurs.

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Par Anne-Laure Walter,
Créé le 29.05.2015 à 15h03 ,
Mis à jour le 12.10.2015 à 17h01

En Allemagne, on va écouter un auteur lire comme on va au cinéma. Alors qu'en France les lectures à haute voix sont cantonnées à quelques festivals spécialisés, outre-Rhin, la lesung représente une part importante de la vie culturelle. Dans les billetteries ou les magazines figure toujours une rubrique qui lui est consacrée. Tous les jours, moyennant de 3 à 30 euros (pour les stars), on peut aller entendre un auteur lire ses textes dans un centre culturel, une librairie, un café, un théâtre. Dans un pays où les ventes de livres audio représentent près de 5 % du marché, assister à la lecture d'un livre est une habitude héritée de la tradition protestante (voir p. 28).

L'auteur de fantasy et SF Wolfgang Hohlbein lisant à la Foire de Francfort 2010.- Photo ALEXANDER HEIMANN/FOIRE DE FRANCFORT

L'auteur de thrillers écologiques Frank Schätzing concocte des shows sur fond d'effets spéciaux et d'écrans géants : « Mes lectures ressemblent assez aux concerts d'un chanteur pop, devant 2 000 à 4 000 personnes », remarque-t-il. Mais la plupart des écrivains optent pour la sobriété : une table, une chaise et un micro. La différence avec la France, c'est que le public s'en délecte et écoute religieusement. "Cette tradition est un étrange mélange entre la solennité d'une messe protestante et l'austérité de l'école prussienne", constate Thorsten Dönges à la tête du Literarische Colloquium Berlin qui dispose de onze salles proposant quotidiennement des rencontres. "Le boom des lectures date des années 1980 avec la création des literatuhäuser », note Carolin Callies aux éditions Schöffling & Co. Ces "maisons de littérature" se sont implantées dans toutes les grandes villes allemandes. Elles sont financées par les subventions des Länder, des villes, mais aussi par l'apport des entrées payantes.

Comme un chanteur

Tous les auteurs font des lectures, quels que soient leur renommée ou le genre de leurs écrits (fiction, essais, art, jeunesse ou pratique). A chaque parution, ils font, comme un chanteur, de véritables tournées. "Un débutant fait 10 à 15 dates, un confirmé comme Juli Zech ou Markus Orths plus de 70 scènes", explique Carolin Callies, qui s'occupent précisement de cette programmation. Car il s'agit bien d'un poste à part entière dans la plupart des maisons d'édition germaniques. Carolin Galedary, chez Rowohlt, gère "près de 60 auteurs qui commencent leur tournée ces jours-ci".

Les lectures sont financées par les institutions invitantes, de la petite librairie à la literaturhaus, "grâce à des aides du gouvernement, à la recette des entrées toujours payantes, mais aussi à la vente de boissons et de livres », précise Carolin Callies. Seuls les auteurs étrangers, invités par leur éditeur allemand, parfois aidé par les ambassades, font exception. Ainsi, l'ambassade de France à Berlin invite 40 à 50 écrivains chaque année pour un budget de 40 000 euros. Ces tournées font partie intégrante de l'économie du livre en Allemagne. Elles ne permettent pas forcément de faire décoller un livre, mais "provoquent des retombées médiatiques et sensibilisent le public, ce qui peut avoir des répercussions à terme sur les ventes", note Antje Richers chez Suhrkamp. Et à la librairie Zadig à Berlin, Patrick Suel constate que, "même si on n'a pas l'assurance de vendre beaucoup de livres de l'auteur, le chiffre d'affaires du jour est toujours meilleur".

"Evidemment que je suis payé  »

Ces lectures accaparent les écrivains une partie de l'année, les arrachant à leur table de travail. Mais ce qui les aide à accepter les longues heures de trains et les hôtels plus ou moins sordides, c'est qu'ils touchent un cachet pour chaque performance. La question de la rémunération ne se pose même pas. "Evidemment que je suis payé ! s'étrangle le poète Arne Rauteuberg, qui fait une quarantaine de lectures par an avec un cachet de 200 à 500 euros par lecture. Tout le monde travaille pour un salaire. Pourquoi pas le poète ?" Carolin Galedary confirme qu'"à moins qu'il s'agisse d'une rencontre caritative les auteurs reçoivent toujours un paiement pour leur lecture, de 200 à 2 500 euros selon leur renommée". L'écrivain >Peter Stephan Jungk (Le roi de l'Amérique, Jacqueline Chambon) demande au minimum 400 euros. "Je fais peu de lectures car je ne vis pas en Allemagne, explique-t-il. Mais pour la plupart de mes confrères, cela complète bien les droits d'auteur." Un système qui permet à davantage d'écrivains de vivre de leur plume. "L'idée du Freischriftsteller - écrivain libre d'écrire - est primordiale en Allemagne", >précise Thorsten Dönges.

Manuels

Les auteurs, même les plus timides, n'y coupent donc pas : la lecture relève de leur travail. Il existe d'ailleurs plusieurs manuels pour réussir sa lesung."Il est important de savoir lire ses textes, d'en faire des performances théâtrales. Ça fait partie du métier", explique Clemens Pornschlegel, qui a intégré un entraînement à la lecture publique à ses cours de creative writing à l'université de Munich. D'ailleurs le prestigieux prix Bachmann juge les auteurs non seulement sur leur roman, mais aussi sur leur performance de lecteur. Ainsi, Rainald Goetz (Chez les fous, Gallimard) s'est fait connaître lors de cette épreuve finale en 1983 avec un texte extrêmement violent qu'il a lu en se tailladant avec une lame de rasoir. Il a fini sous les applaudissements, son sang ruisselant sur son visage, ses mains et son manuscrit.

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