L’homme, pour Aristote, est un zoon politikon, un animal "politique", à savoir un être sociable qui s’implique dans les affaires de la cité, la polis. L’une des manières par laquelle il met en œuvre la citoyenneté est la parole, le logos, l’un des régimes qui permet la circulation de cette parole et le partage de la prise de décision est la démocratie. La théorie aristotélicienne, fût-elle jamais appliquée, implique que les gens soient doués d’une certaine capacité à raisonner, que la ville soit ouverte, qu’elle prévoie une agora, un lieu commun où débattre. Quand les citoyens ne se sentent pas représentés ils peuvent même tenter de récupérer leur parole confisquée, c’est le cas dans nombre de pays dits démocratiques, en France il y a eu Nuit debout. Mais la femme dont Bertrand Leclair livre dans son nouveau roman, Par la ville, hostile, le saumâtre portrait ne compte pas parmi ces individus qui s’engagent. Elle ne s’exprime pas, ne communique pas, ne comprend rien de ce monde qui la pousse vers la sortie, reçoit des courriers de l’office HLM qui la somme de quitter l’appartement qu’elle occupait avec ses deux enfants. Les lettres s’accumulent, elle ne bouge pas.
Un fait divers est au départ de ce roman. L’auteur de Théorie de la déroute avait lu dans une brève du Monde le récit de l’expulsion locative d’une famille - une femme vivant avec ses deux enfants. Les garçons qui avaient organisé un trafic de drogue au sein de la cité HLM avaient été condamnés et purgeaient une longue peine de prison. "Il ressortait de cette lecture, explique Bertrand Leclair dans les lignes liminaires, que la famille expulsée se réduisait, en fait, à la seule personne de la mère célibataire. J’ai aussitôt imaginé une mère déchue, engluée dans la haine de soi et du monde au point d’avoir ignoré toutes les mises en demeure jusqu’au jour fatal de l’expulsion forcée." Tout le talent de l’écrivain est d’avoir su redonner chair par les mots à l’existence spectrale d’une femme anonyme et sans parole, par le regard d’autrui - l’huissier chargé de l’expulser -, par son corps fatigué qui se laisse silencieusement choir dans l’abîme du désastre. Sean J. Rose
