Avant-Critique Essai

Ici l'ombre. Il y a une résistance chez Annie Le Brun, résistance au monde marchand, à la banalisation du désir, au désenchantement. Cette attitude portée par une écriture vive, profonde et sensible revient souvent à travers un terme : l'ombre. L'ombre, c'est la zone sombre, trompeuse et fragile. C'est ce qui protège de la morsure du soleil, c'est aussi la part intime qu'on ne dévoile pas. Enfin, à l'opposé de la nuit, elle dépend de la lumière. Toute la richesse du thème se révèle dans cet essai qui fait la part belle à l'art, à « ce qui n'a pas de prix » pour reprendre le titre de son livre paru en 2018 (Stock).

Dans un monde submergé par les images, quel sens leur donne-t-on ? La question peut paraître illusoire. Elle est au contraire essentielle et au centre de sa réflexion. En puisant chez quelques artistes de son panthéon personnel (Duchamp, Jarry, Parmigianino, Picabia, Uccello), celle qui reste marquée par le surréalisme explique combien l'accumulation d'images empêche de voir, de « discerner l'espace de ce qu'on ne voit pas encore ».

Car il y a quelque chose qui résiste avec l'œuvre d'art, un verrou qu'il faut faire sauter. Annie Le Brun parle de « barricades mystérieuses », comme la pièce baroque de François Couperin ou le recueil de poèmes d'Olivier Larronde qui fit pleurer Genet. Elle en appelle aux regards croisés pour sauter l'obstacle. « Ont-ils définitivement disparu d'un monde qui prospère et contrôle tout à partir d'un système d'yeux sans regard, depuis que le nombre a investi l'image en réussissant à y prendre la place de nos yeux ? »

Ce n'est plus l'image, mais le nombre qui devient preuve d'existence. On photographie tout sur son téléphone pour ne rien regarder. La « sombre largeur des yeux » de Jarry s'est rétrécie. Dans un monde où l'on nous incite à prendre nos désirs pour la réalité avec le métavers, elle nous dit qu'il serait temps de prendre la réalité pour nos désirs. Désirer le monde plutôt que vouloir en changer, le préserver plutôt que d'aller voir ailleurs.

Avec le virtuel, nous perdons nos regards. « Rien ne va plus à l'encontre de ce qui se produit dans le monde numérique commandé par le principe de similarité qui a pour résultat de compresser les images, à la seule fin de rendre celles-ci immédiatement lisibles et exploitables par les algorithmes. » On le constate avec l'œuvre aussi riche de références qu'insipide, Théâtre d'opéra spatial, réalisée en 2022 par un logiciel d'intelligence artificielle.

Et que dire de la photographie des regardeurs dans la situation room en 2011 avec un Obama médusé et une Hillary Clinton effrayée, la main sur la bouche ? Que voyaient-ils ? La mort commandée de Ben Laden ou autre chose ? Il y a une absence derrière l'image qui devient le sujet principal. C'est ce qu'on ne voit pas qui intrigue. C'est ainsi que surgit « l'idée d'une vitesse de l'ombre ». Le motif est toujours-là chez Annie Le Brun, comme une évidence qui traverse son œuvre. En 2004, ses recueils de poésies étaient réunis chez Gallimard sous le titre Ombre pour ombre...

Annie Le Brun
La vitesse de l’ombre
Flammarion
Tirage: 4 500 ex.
Prix: 23,90 € ; 128 p.
ISBN: 9782080413642

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