Avant-critique Roman

Zone d'échouage. Bourges, Carpentras, Périgueux, Vannes, préfectures, sous-préfectures, c'est partout le même satellite périphérique, les mêmes arpents commerciaux, la même ZAC ou ZAD : Zone Anti Dépaysement. Et cela vaut aussi pour les abords de Cholet, Maine-et-Loire, ville natale d'Elliot qu'il réintègre fauché et lessivé après quelques lustres de pérégrinations chaotiques. Peu enclin à replonger trop vite au centre de la ville morte et de son propre passé, c'est en pleine zone d'activité commerciale qu'il se fait donc déposer. Bientôt accoudé au zinc du Balto, l'inévitable fausse taverne de la galerie marchande, il croise Lucette, Lulu pour les intimes qu'elle n'a pas, caissière de la grande surface attenante, le non moins inévitable aimant névralgique des lieux. Il est homo, elle est âgée : pour créer des liens sans déviations, y'a pas mieux. Ils se recroisent, là où les néons des enseignes masquent les destins sans lumière, là où la roue ne tourne plus, hormis celles des Caddies et des fauteuils pour vieillards dépendants. Vers cet horizon déjà bouché et bientôt étouffé par la conjugaison des crises et des pandémies, Lulu et Elliot traversent l'année 2020 et les parkings d'un décor sans âme, vers ce nouveau monde barricadé derrière ses murs de béton ou de « Plexiglas », vers le néant.

De cette société dont nous connaissons tous les seconds rôles et figurants, attifés d'un gilet siglé Super Merlin ou Hyper Enchanteur, voire jaune sur d'autres carrefours, Lulu, Elliot et les autres sont à la fois les acteurs et les prisonniers, les spectateurs et les électrons libres, libres de rien surtout, si ce n'est de s'octroyer avec modération quelques expédients pour le cœur. Parfois ils en parlent, au hasard d'un tract syndical ou d'un fond de bouteille, mais aucun d'entre eux ne saurait être le hardi grain de sable prêt à tordre les rouages somnolents d'un monde apparenté au microcosme d'une fourmilière, avec ses rôles prédéfinis et ses rares dérives en dehors des clous.

Nous retrouvons chez Antoine Philias un peu de Marc Villard ou de Nicolas Mathieu, dans la simplicité poétique et charitable, dans l'agencement de phrases rigoureuses et enlevées à la fois. Aucun trait n'est forcé. Et si nous sourions à l'occasion, ce n'est pas d'une caricature mais au miroir que nous tend l'auteur. Nous y regardons un monde, le nôtre, où se comble jour après jour le fossé entre les automates et les êtres humains. Plexiglas butine ainsi les petites turpitudes et les défaites collectives, les passe au scanner d'un œil pétillant, et irise le morose d'un rose touchant. Même l'aquoibonisme mélancolique et les tracas aigrelets dansent avec harmonie. Pas de drames, pas de faits d'armes, juste une évaporation des jours servie par une écriture fluide, parfois accélérée par ces étonnantes successions de phrases sans sujets, alignées comme une liste de courses, comme une adéquation du thème et de son traitement. Avec des mots qui réussissent l'exploit de rythmer des quotidiens lisses, Antoine Philias insinue joliment de la légèreté dans le gris, du volatile dans l'épuisant, et s'inscrit d'autorité parmi les solides découvertes de cette rentrée.

Antoine Philias
Plexiglas
Asphalte éditions
Tirage: 4 000 ex.
Prix: 21 € ; 240 p.
ISBN: 9782365331258

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