7 mai > Essai France

Si, pour reprendre le mot de Barthes, la langue est fasciste, la forme par laquelle elle se fixe ne l’est pas moins. La graphie d’un idiome, son écriture proprement physique, sans figer tout à fait la pensée, l’infléchit dans une direction plutôt qu’une autre. Les langues européennes ont opté pour un système alphabétique, ce jeu combinatoire de consonnes et de voyelles engendre une logique séquentielle et une certaine propension à l’abstraction. Le chinois utilise quant à lui des idéogrammes, à savoir une écriture « imagée » - les caractères sont à l’origine des pictogrammes - qui induit une vision holistique du monde, où prime l’harmonie.

Comparant pensées chinoise et occidentale, l’auteur des Deux raisons de la pensée chinoise, Léon Vandermeersch, note, chez l’une, la capacité à forger des concepts nouveaux mais également une tendance à la « verbosité » et, chez l’autre, une certaine rigidité (les idéogrammes, sortes de symboles, ne bougent guère) que contrebalance le fait d’être « marquée d’une plus forte cohérence de tous ses aspects, philosophique, scientifique, littéraire et politique ».

Si l’écriture qui se développe en alphabet dans le bassin méditerranéen apparaît avec les Sumériens vers 3400 av. J.-C., c’est-à-dire plus de deux mille ans avant la Chine, cette dernière connaît au IIe millénaire avant l’ère chrétienne une florissante civilisation du bronze. S’identifiant à Dieu, le verbe en Occident explique et justifie le rapport de l’homme au divin, l’écriture se met au service de la théologie. Dans le futur empire du Milieu, les caractères ont fonction d’oracles, ce sont des signes grâce auxquels on interprète le réel. Sous le règne de Wu Ding (1250-1191 av. J.-C.), lorsque sont inventés les idéogrammes, l’écriture sert essentiellement à la divination. Le sinologue, né en 1928 et ancien directeur de l’Ecole française d’Extrême-Orient, appelle cette religion des Chinois la « manticomancie » - « de la racine grecque mantikos (divinatoire), à l’instar de chiromancie, oniromanicie, géomancie ». Dans la haute Antiquité, les scribes-devins faisaient brûler des os ou des écailles de tortues afin de « lire » dans les craquelures carbonisées un bon ou un mauvais présage. Ces fendillements dus au feu, relevés de manière quasi scientifique, formèrent une série de diagrammes standardisés en demi-H. De là naquit un lexique divinatoire qui se mua en un complexe système idéographique. Bien que d’une haute érudition, l’étude donne au profane non aguerri aux caractères chinois une intuition de fonctionnement de cette écriture qui a essaimé à travers l’Extrême-Orient : en Corée, au Japon, au Viêt Nam. L’occidentalisation (les ambitions coloniales européennes, les jésuites) et la simplification des caractères voulue par Mao Zedong ont menacé cette façon fort originale d’« écrire » le monde. Le livre de Léon Vandermeersch rappelle son génie. Sean J. Rose

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