« "Naïveté de ma mère, elle croyait que le savoir et un bon métier me prémuniraient contre tout, y compris le pouvoir des hommes." Je me reconnais dans chaque page d'Annie Ernaux, mais si je devais ne retenir qu'un texte, ce serait La femme gelée, publié en 1981. Elle y raconte son éducation dans un milieu modeste jusqu'à son mariage bourgeois, dans lequel elle prend de plein fouet la charge de la maison et des enfants assignée par défaut aux femmes. Elle nous ouvre les portes de cette nouvelle vie à Annecy. On y croise ses beaux-parents, à l'opposé des siens qui n'ont ni diplôme ni argent, et chez qui c'est le père qui cuisine tandis que la mère tient la bourse de l'épicerie. Tout faisait écho : j'avais abandonné mon métier à Paris pour suivre mon mari, muté et promu à des centaines de kilomètres, loin de nos familles respectives ; je jonglais avec un puis deux bébés, les courses, les baby-sitters, le dîner improvisé, l'histoire du soir, tout en ayant le désir absolu de retravailler pour m'épanouir et rester indépendante financièrement.

Dans La femme gelée, on lit aussi : "Ce que je deviendrai ? Quelqu'un. Il le faut. Ma mère le dit. Et ça passe par un bon carnet scolaire." À la différence d'Annie Ernaux, ma mère n'a jamais eu de grandes ambitions pour moi. Elle voulait simplement que je sois heureuse et que je gagne assez pour partir en vacances. Ce fut une ascension sociale par hasard, que nul n'avait programmée. J'avais été la bonne élève qui suit le chemin tout tracé après la grande école, mais je ne me suis jamais sentie à ma place. Je ne pouvais pas dire sans être jugée que je venais de Massy, d'une tour HLM, puis que j'étais boursière et que j'habitais en cité U. Après la honte d'avoir dû me taire, je culpabilisais d'échouer à être l'épouse et la mère que la société attendait de moi. J'ai un besoin vital de temps et de solitude, qui semble être perçu comme égoïste. Du temps que, comme Annie, j'ai volé entre deux siestes ou dans le métro entre le travail et la maison.

Je vois Annie Ernaux comme une grande sœur. Une femme qui a vécu ma vie avec quarante ans d'avance. Grâce à elle, je ne suis plus seule, les injustices que j'ai ressenties, d'autres les ont ressenties, et je sais désormais que ma place, la vraie, est dans l'écriture. »

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