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Avec l’IA, la fin probable de l’Internet n’est pas la fin du monde, mais d’un monde

L'intelligence artificielle - Photo Myshoun de Pixabay

Avec l’IA, la fin probable de l’Internet n’est pas la fin du monde, mais d’un monde

L'intelligence artificielle va-t-elle remplacer Internet ? Son apparition a déjà bouleversé les usages, consacrant le passage d'une recherche d'informations via leurs références à une appropriation directe de contenus.

L’idée d’une fin de l’Internet fait son chemin avec l’intelligence artificielle car celle-ci permet de s’approprier directement du contenu sans passer par l’accès à des documents via leurs références. Ainsi, c’est le principe même de la recherche documentaire et des choix élaborés dans le for intérieur de la pensée qui est mis en question. À peine l’Internet aura-t-il couronné des siècles de progrès vers une recherche de contenus de plus en plus universelle et pertinente, à peine aura-t-il permis à une conversation de plus en plus large de circuler entre de libres esprits qu’il semble quitter soudain son ancrage personnel pour se transformer en une pensée collective autonome.

On connaît les craintes que suscite cette évolution. La principale est peut-être celle d’une pensée collective qui tournerait en rond, reprenant sans cesse ses propres textes et ne se différenciant tout au plus qu’au travers de bulles cognitives, autistes et antagonistes. On peut penser, au contraire, que le carburant du système ne sera plus simplement les mêmes documents répétés à l’infini dans un phantasme de bibliothèque, mais l’expérience de la vie même, saisie par des capteurs de plus en plus fins et agiles.

L’Internet de demain sera moins le véhicule de nos représentations intellectuelles et culturelles que le réseau de nos actions combinées. Il apparaissait déjà avec les réseaux sociaux comme un mode d’expression performatif illustrant l’expression d’Austin « quand dire c’est faire » (1962). Demain, l’association des algorithmes et des capteurs nous enjoindra directement d’agir ou plutôt de participer à une action collective.

Réduction de l’écart au réel

La fin probable de l’Internet n’est pas la fin du monde, mais d’un monde. Ce monde, celui de la représentation, longtemps dominé par le livre, nous l’avons aimé plus que tout, par exemple en lisant et relisant Proust. Mais, Foucault nous avertissait déjà que derrière l’illusion d’une extrême subjectivité branchée sur l’infini nous étions en réalité « pensés » par le « discours » du temps.

Aujourd’hui, la culture numérique confirme cette analyse et n’est pas sans faire écho au sentiment croissant d’être dépendant de tout un écosystème naturel et artificiel. S’il est un effet majeur de la mutation de l’Internet à l’époque de l’IA, c’est bien la réduction de l’écart au réel qui semblait pourtant fonder la connaissance et toutes les formes de l’imaginaire. Nous ne sommes définitivement plus des Don Quichotte qui vivons dans les livres et bâtissons des châteaux en Espagne.

Pour autant, il ne s’agit pas d’idéaliser les technologies. Comme l’écrivait Bernard Stiegler, le numérique est un pharmakon, à la fois poison et remède. Côté poison, les analyses de Shoshana Zuboff dans L’Âge du capitalisme de surveillance (2019) ont définitivement démonté les mécanismes économiques de captation de la pensée et des affects par les plateformes.

Épuisement du capital intellectuel

Plus grave, l’IA conversationnelle tend à épuiser le capital intellectuel qu’elle utilise sous forme de data et recycle jusqu’à plus soif, un peu comme l’industrie épuise la terre. Côté remède, la démocratisation des outils numériques suscite un bouillonnement d’initiatives et de créativité sans précédent tandis que la recherche de pointe défriche de nouveaux territoires et trouve des solutions naguère inenvisageables, y compris dans des domaines aussi abstraits que les mathématiques. En fait, comme toujours dans l’histoire tortueuse du progrès humain, chaque avancée se paye d’un revers de médaille qu’un léger avantage suffit à surmonter pour aller de l’avant.

Aller de l’avant peut sembler aujourd’hui dérisoire face au cul-de-sac écologique et à la désillusion générale. Mais, la nostalgie l’est plus encore. De ce point de vue, le livre est un marqueur intéressant. D’un côté, la culture du livre ne représente clairement plus la nouvelle frontière civilisationnelle qu’elle fut. Mais, d’un autre, étant à l’origine de toutes les avancées que nous connaissons aujourd’hui, y compris l’IA, elle peut nous aider à envisager l’avenir.

Deux façons de « défendre » le livre

Autrement dit, il y a deux façons de « défendre » le livre. L’une, intégriste et décroissante, consiste à opposer sa relation prétendument naturelle au lecteur à une instrumentalisation numérique sans âme, sans bornes, sans racines et dispendieuse en énergie. Elle n’est pas à la hauteur des bouleversements qui nous attendent. L’autre défense s’inspire de l’espace de sociabilité cognitive que seul le livre a su développer, avant de passer le relais à d’autres dispositifs tout en conservant son exemplarité séminale.

L’exemplarité du livre n’est pas qu’un ornement destiné au dernier carré des lecteurs. Elle demeurera vivante au cœur du nouvel écosystème de la pensée. Sauf à devenir, dans une perspective marxiste dévoyée, un « procès sans sujet » (Althusser), cet écosystème ne sera jamais que le déploiement des potentialités de la pensée la plus humaine.

Nouvelles frontières

Il n’y a donc pas de contradiction à mener de front une exploration des nouvelles frontières au-delà de l’Internet et à continuer à valoriser le livre. Au contraire, cette pratique cognitive singulière qu’est la lecture des livres continuera à conditionner une exploration vraiment créative des nouvelles modalités de la connaissance et de l’imagination. En retour, celles-ci l’enrichiront.

Plutôt que de devoir répondre à des injonctions morales, la « défense » du livre a tout à gagner à se frotter à toutes les autres formes d’expression. La lecture des livres restera longtemps le parangon de toutes les lectures, y compris les plus « augmentées » et le livre continuera à délivrer sa leçon bien au-delà de l’Internet.

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