Ayfer Tunç devait passer à Paris pour rencontrer quelques journalistes, mais les événements se sont précipités à Istanbul : l’évacuation de la place Taksim s’est faite de force par la police, il y a eu des arrestations, des gardes à vue dont celle de sa jeune cousine… La romancière, née en 1964 dans la petite ville d’Adapazari, à l’est de la métropole stambouliote, a annulé sa venue. L’entretien se fera via la Toile et aussi par téléphone. Si Nuit d’absinthe est son premier livre traduit en français, elle en a publié plus d’une douzaine dans son pays. Concomitamment paraît chez le même éditeur une de ses nouvelles dans l’anthologie dédiée à des écrivains de Turquie inédits, Sur les rives du soleil. Le roman d’Ayfer Tunç, quoique écrit bien avant que ne soit survenu ce « mai 68 turc », aborde un thème tout à fait de saison : la liberté. L’auteure, qui soutient les manifestations anti-Ergodan et qui est même descendue une fois dans la rue, insiste pourtant : Nuit d’absinthe n’est pas un roman à thèse. « Mon héroïne n’est pas une féministe dans le sens politique, elle est féministe non parce qu’elle milite, mais du seul fait qu’elle veut exister en tant que femme. » La narratrice, une femme de 40 ans, rejoint l’homme qu’elle a cessé d’aimer, Ali, et qui l’avait quittée il y a des années. Elle a la tête rasée. Pénitence, remords, expiation ? Défaite, à bout de nerfs, elle est certes encore belle. D’une beauté qu’elle a assumée tel le sceau d’une malédiction mais qu’elle a aussi utilisée comme une arme fatale. Lors de cette longue « nuit d’absinthe », elle confesse à son amant d’antan et passion de toujours neuf ans d’union ratée avec Osman, bellâtre qui prétendait être musicien mais grenouillait dans un milieu d’oisifs corrompus, et ce moment où elle donna le coup de grâce à leur amour. Elle raconte également des meurtrissures d’enfance : la vision de son oncle, le frère aîné de son père qui agonisait alors à l’hôpital, entre les jambes de sa mère… Les humiliations quotidiennes, les sévices moraux de toute sorte, l’influence sordide de « ce fils de pute de Teoman », le jeune frère de son mari, un Tartuffe allié à une puissante famille islamiste, à tout ça elle décide de mettre un point final. Adieu Osman. Cette nuit d’hiver est la plus froide, elle jette un dernier regard sur ces lieux funestes : « Je me rendis dans notre chambre à coucher où mon âme a été assassinée, où son sang avait coulé à flots, plus de soixante-dix heures de torture plus tôt, au cours d’une séance de torture qui avait duré toute la nuit. » Au crime s’ajoute le scandale. Dans sa jeunesse, cette femme désœuvrée avait espéré être actrice et, à défaut de devenir une star, fait sensation dans une revue érotique. Avant de s’enfuir, elle a pris soin d’envoyer des DVD compromettants aux vingt hommes de pouvoir, les types les plus en vue du pays…
Ayfer Tunç, scénariste pour la télévision et le cinéma - « pour l’alimentaire », précise-t-elle -, ne s’est guère souciée de bâtir une intrigue « efficace ». « Le scénario répond à une logique des images et appartient au réalisateur, qui reste le maître de l’œuvre, explique l’auteure, le roman, lui, est affaire de langage, de mots. » Faisant fi de la narration séquentielle, ce portrait de femme en forme de confession envoûte par son rythme de mélopée, avec des accélérations soudaines, violentes, âpres et lyriques. Imprégnée de l’Istanbul contemporaine, une voix turque à découvrir.
S. J. R.

