Les librairies russes ont reçu l'ordre, au mois d'août dernier de retirer de leurs vitrines, tables et rayons des ouvrages trop ouvertement gays ou gay friendly.  La loi russe a été récemment modifiée pour éradiquer les propos en faveur de l'homosexualité, ou, a minima, de son acceptation.  En France, la représentation - ou la simple évocation - de l'homosexualité a longtemps été, à plusieurs titres, un objet privilégié de censure. L'homosexualité a, jusqu'il y a peu, incarné le cas parfait du délit d'outrage aux bonnes mœurs, qui a sanctionné et sanctionne toujours la mise en scène de la sexualité. Les manifestations de l'homosexualité dans la culture et la communication ont donc longtemps été vouées à la clandestinité. Et pourtant, le régime juridique français prône officiellement la liberté d'expression. Tel est aussi le cas de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen du 26 août 1789, de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales du 4 novembre 1950, de la Déclaration universelle des droits de l'homme et du citoyen du 10 décembre 1948, conclue sous l'égide des Nations Unies, ou encore du Pacte international relatif aux droits civils et politiques du 16 décembre 1966, dépendant également des Nations Unies. Tous ces textes autorisent eux-aussi des limitations au principe de la liberté d'expression. Aucun de ces textes ne réserve de traitement particulier à l'homosexualité ou aux mœurs, laissant la possibilité au législateur de sanctionner les formes de débauche. En revanche, les plus récents abordent la notion de vie privée, en la désignant comme un des aspects pouvant limiter le principe de liberté d'expression. En France, c'est la loi du 19 juillet 1791, qui vise à la fois l'outrage à la pudeur et l'excitation de mineurs à la débauche et outrage aux bonnes mœurs : « Ceux qui seraient prévenus d'avoir attenté publiquement à la pudeur des femmes, par action déshonnête, par exposition ou vente d'images obscènes, d'avoir favorisé la débauche ou la corruption des jeunes gens seront condamnés à une amende de cinquante à cinq cents livres et à un emprisonnement qui ne pourra excéder six mois ». Mais un véritable régime de censure en matière de mœurs est établi par la loi du 17 mai 1819, qui réprime « tout outrage à la morale publique et religieuse, ou aux bonnes mœurs ». Le délit d'« outrage aux bonnes mœurs » lui succèdera, par un décret du 29 juillet 1939, sanctionnant les « imprimés, écrits, dessins, affiches, gravures, peintures, films ou clichés, matrices ou reproductions phonographiques, emblèmes, tous objets ou images contraires aux bonnes mœurs » ainsi que les « chants, les cris ou les discours publics ». Les textes visent aussi les actes d'importation, d'exportation, de transport, de projection, d'affichage, d'exposition, de vente, de location, d'offre, de distribution et de remise. De par la sévérité de ces textes, ainsi que par leur application jurisprudentielle et policière, la représentation de l'homosexualité, qu'elle mette ou non les relations sexuelles en avant, a donc été vouée en quasi-permanence à une publication et à une diffusion clandestines. La loi de 1949 « sur les publications destinées à la jeunesse » est encore en vigueur. Son article 2 disposait jusqu'il y a peu que « les publications visées (...) ne doivent comporter aucune illustration, aucun récit, aucune chronique, aucune rubrique, aucune insertion présentant sous un jour favorable le banditisme, le mensonge, le vol, la paresse, la lâcheté, la haine, la débauche ou tous actes qualifiés crimes ou délits ou de nature à démoraliser l'enfance ou la jeunesse ou à inspirer ou entretenir des préjugés ethniques. Elles ne doivent comporter aucune publicité ou annonce pour des publications de nature à démoraliser l'enfance ou la jeunesse ». Désormais, sont notamment concernées les publications «  présentant un danger pour la jeunesse en raison de leur caractère pornographique  ». L'homosexualité est évidemment, en droit, une forme de débauche qui, lorsqu'elle est vécue positivement par les personnages, est assimilée à une présentation sous un jour favorable et donc vouée à la censure. Ces dispositions ont donc vocation à s'appliquer à des publications destinées aux adultes, mais susceptibles d'être vues ou lues par des «jeunes». La thématique littéraire ou iconographique homosexuelle a été longtemps censurée par ce biais. La représentation de l'homosexualité est donc une proie idéale pour tous ces visages de la censure. Les exemples sont légion. Georges Eekhoud est poursuivi en 1900 pour Escal-Vigor . La Liberté et l'amour de Robert Desnos est caviardé, en 1927, des passages relatifs à l'homosexualité. Les livres de Jean Genet sortent d'abord clandestinement. Thérèse et Isabelle , de Violette Leduc, est refusé par Gallimard, en 1955. Les Mauvais Anges d'Eric Jourdan est censuré en 1956 et en 1974. L'Epi monstre , de Nicolas Genka, est sanctionné en 1962. Tombeau pour cinq cent mille soldats et Eden, Eden, Eden , publiés respectivement en 1967 et 1970, de Pierre Guyotat) sont poursuivis. Plus récemment encore, le romancier Mathieu Lindon subit l'interdiction de Princes et léonardours , publié, en 1988, chez P.O.L. Gai pied a fait l'objet d'une interdiction soudaine, en 1986, lorsque Charles Pasqua a été nommé au ministère de l'Intérieur, etc. Cependant, l'art et la science ont toujours bénéficié d'une certaine tolérance. Ont ainsi vu le jour pléthore de livres illustrés sur le sport dans l'Antiquité ou l'anatomie masculine. Le nouveau code pénal, instauré sen 1993, s'est débarrassé de toutes les énumérations de l'ancien délit d'outrage aux bonnes mœurs : il ne vise plus, en un seul article (227-24), que « le fait soit de fabriquer, de transporter, de diffuser par quelque moyen que ce soit et quel qu'en soit le support un message à caractère violent ou pornographique ou de nature à porter gravement atteinte à la dignité humaine, soit de faire commerce d'un tel message ». La référence à la seule notion, très floue de « caractère pornographique » est une porte grand ouverte à la censure discrétionnaire que pourrait exercer un ministre ou un juge pudique ou moralisateur. La radio F.G., qui a été à connotation homosexuelle, a été poursuivie dans les années 1990 pour avoir donné lecture de textes de Pierre Guyotat, déjà censurés à l'époque depuis près de trente ans. Quant au cinéma, il est toujours placé sous un régime administratif particulier, aux termes duquel est mentionné l'âge minimal que doit avoir le public (douze, seize et dix-huit ans). La catégorie des films X, interdits aux moins de dix-huit ans, a été rétablie en 2001. Il est par ailleurs toujours interdit de rapporter certaines informations, qui peuvent évoquer l'homosexualité d'individus. L'article 39 bis de la loi du 29 juillet 1881 « sur la liberté de la presse » prohibe en effet la publication de tout texte ou de toute illustration concernant l'identité et la personnalité des mineurs de dix-huit ans qui ont quitté leurs parents, leur tuteur, la personne ou l'institution qui était chargée de leur garde ou à laquelle ils étaient confiés. Et l'article 39 quinquies de la même loi vise les informations sur un viol ou un attentat à la pudeur, qui ne doivent comporter ni le nom de la victime ni de renseignements pouvant permettre son identification. Selon la jurisprudence, l'homosexualité appartient à la sphère de la vie privée. Or toute atteinte au respect de la vie privée est interdite, en vertu de l'article 9 du Code civil. Il ne s'agit pas là uniquement de la description de  relations sexuelles - qui est sanctionnée quelle que soit sa nature - mais bel et bien de la seule mention de l'appartenance à la catégorie homosexuelle. Et ce n'est que depuis 2004 que l'homophobie est devenue un délit. La presse locale explique que le titre de Viktoriya Degtyareva, Ils ont changé le monde... les GAYS , un livre retraçant le parcours d'Oscar Wilde, Elton John, Ellen DeGeneres ou encore Tchaïkovski. Après que l'avocat Alexander Lelikov a affirmé avoir vu le livre à portée de mains d'enfants, la décision de le retirer des librairies a fusé. « Le livre est délibérément présenté comme une confiserie conçue pour les enfants, avec une couverture brillante et un beau papier glossy », s'indigne l'avocat. Et de déplorer la thématique même du livre, qu'il résume en « Pourquoi les écrivains, les musiciens et les compositeurs du livre sont si talentueux et connus ? Parce qu'ils sont gays ».  Évidemment, ce genre de sophisme permet aisément de faire intervenir les législations russes concernant les homos, et l'avocat en appelle à l'application stricte de la loi, pour criminaliser les établissements qui commercialiseraient encore le livre.  Depuis quelques heures, un scandale tout autre a éclaté, après que deux athlètes russes se sont embrassées, « à la russe ». Contestant toute action politique, les deux relayeuses se disent indignées que l'on tente de récupérer leur geste pour combattre la politique russe. Toutefois, le Comité olympique international avait demandé au pays que la Russie s'explique sur ces fameuses lois, alors que la charte olympique ne tolère aucune forme de discrimination.  La loi a été adoptée en juin dernier à la Douma, l'assemblée, où les parlementaires ont essuyé de vives protestations de la foule. Différentes amendes sont prévues pour les couples homosexuels qui effectueraient de « la propagande » auprès des mineurs, allant jusqu'à 23.500 € pour des personnes morales.  Pour revenir au livre de Viktoriya Degtyareva, l'avocat assure qu'il n'a aucun problème vis-à-vis des artistes eux-mêmes, mais qu'il préférerait amplement que l'ouvrage soit retiré des rayons.  Cette année, Elton John en concert dans le pays, avait été invité à modérer ses excentricités vestimentaires : les politiciens russes lui avaient suggéré d'oublier les lunettes de strass et les boas en plume, et d'opter pour des vêtements qui soient plus conventionnels à l'occasion de ses concerts. L'artiste pouvait en effet tomber sous le coup de la fameuse « propagande gay », punie par la loi.

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